Repenser le vivant et les relations sociales

Face au vécu partagé par toute l’humanité sur la planète, surmonter les inquiétudes est, si ce n’est facile, du moins nécessaire. Des situations individuelles sont tragiques, et les moins bien servis par le « système » sont aussi ceux qui pâtissent le plus de la situation, aux quatre coins du monde. Les médias, avec des spécialistes qui se succèdent sur les antennes ou dans les colonnes à la une, assènent des vérités contradictoires, tandis que les réseaux sociaux regorgent de remises en cause de ces vérités… Le climat social, s’il ne cède pas à la peur et à l’inquiétude, est tapissé de confusion et de doute.

Comment penser ce qui arrive ? Est-ce d’ailleurs possible ? Sans la clarté d’une pensée raisonnable, appropriable par chacun, qui mette en lumière ce qui se joue, un sentiment d’insécurité s’installe. Nous pouvons être désemparés, car en situation d’impuissance, sans prise sur l’environnement qui nous accompagne habituellement.

Si la perspective d’atteindre cette clarté fait elle aussi défaut, alors c’est tout notre édifice individuel, bâti sur la conscience – de nous-même, de notre environnement – qui peut s’ébranler.

Discerner sans préjuger

Les thèses, officielles, officieuses, alternatives, sont soumises à notre discernement, à notre jugement personnel. Or, ce jugement ne peut être vraiment personnel que si un effort de non-jugement immédiat le précède ; c’est-à-dire, si un état d’ouverture nous habite et nous imprègne non seulement de pensées qui peuvent se présenter de façons contradictoires, mais aussi de ressentis, d’intuitions intérieures…

Une précipitation du jugement, qui veut savoir pourquoi les choses sont ainsi, divise les gens au sein de partis-pris. Il y a ceux qui pensent que le virus s’est échappé des chauves-souris chinoises par un malheureux concours de circonstances, ceux qui crient au complot, ceux qui « savent » que l’ARN du virus provient de manipulations de laboratoires, et même ceux-là se scindent encore entre ceux qui pensent malveillance et les autres plutôt maladresse. Il y a ceux qui invoquent la 5G, parce que Steiner aurait dit à l’époque[1]… Il y a ceux pour qui il est évident que tout cela est orchestré pour régler les questions de surpopulation, et ceux pour qui on ne monte en épingle qu’une grippette…

L’ambiance est de toute façon à la défiance. On aimerait une autorité qui sait et qui donne des consignes indiscutables pour le bien de tous ! Mais les décisions prises, leurs justifications, ne convainquent pas… Et pour cause ! Le politique lui-même désemparé s’en réfère au scientifique pour naviguer à vue, d’autres diront manipuler à vue, mais le scientifique ne sait pas grand-chose, il cherche… Et les intérêts des uns et des autres, des décideurs, des entreprises, des financeurs des politiques, des vendeurs de progrès, sont bien emmêlés : comment alors trouver une confiance sociale ? Une paix sociale ?

Même si cela reste très abstrait tant que l’on n’a pas l’expérience de proches qui seraient touchés, le constat est tout de même qu’il y a réalité d’une pandémie ; mais les batailles de chiffres – nombre de morts, classes d’âges, comparaisons aux années « normales », etc. – ne permettent pas de connaître son impact réel – là aussi le doute est actif ! Au quotidien, la contagiosité se montre bien réelle, les personnes les plus vulnérables sont en danger, et les autres sont tout de même parfois bien secouées.

En tous cas, cette maladie semble ne pas être banale : elle semble atteindre non pas des individus « prédestinés » dans le sens où la maladie cherche à guérir un déséquilibre au sein de l’organisme humain. Elle touche toute l’humanité, c’est le déséquilibre de l’humanité qui est le terrain de son développement. De nombreux commentateurs, explorant divers domaines, mettent cette évidence en avant : une économie hyper dépendante, à flux tendus, des contacts physiques multipliés entre êtres humains voyageurs, l’absence de sécurité alimentaire de populations qui entrent en contact avec les animaux sauvages, la négligence des politiques de la santé, l’existence de traitements parfois ignobles infligés aux animaux d’élevage… Autant de pistes qui demandent d’être sérieusement considérées.

Le constat est aussi que les États affirment leur autorité sans contestation possible, décrètent des états d’urgence, imposent des restrictions de liberté, de façons consenties ou coercitives.

La haute autorité, ce sont les spécialistes scientifiques qui la justifient, la science règne en maître… Avec, il faut bien le dire, ses errements, ses contradictions internes, ses recherches à voix haute…

Et les solutions se tournent vers la technologie de pointe : pour faire face à l’isolement physique, hyper-connectez-vous ! Les relations sociales sont rompues, mais les réseaux sociaux, les ondes permettent la communication, à condition de se soumettre aux géolocalisations, aux futures reconnaissances faciales, bref à la prise en charge automatique de nos identités…

Avec ses caractéristiques, le virus nous pousse dans nos retranchements. Pour se prémunir, on s’impose des conditions de vie qui sont proches de l’absurdité et nous fragilisent : confinement pour les uns, surmenage pour les autres, ambiance d’inquiétude, autant de facteurs délétères pour l’immunité. S’en remettre aux spécialistes, soit de la santé, soit de la technologie, obéir aux ordres d’en haut ; en tous cas nous éloigner de notre libre arbitre, du libre ressenti, pour la cause supérieure d’intérêt général.

À la place d’une confiance sociale émergeante, on trouve l’interdiction de se faire confiance à soi-même. Un flottement collectif avec une méfiance envers l’individu.

À l’inverse, nous aurions : sûreté du jugement collectif, confiance en l’individu.

La résilience serait la capacité pour la collectivité de se prémunir des risques, tout en accueillant au mieux les capacités de chacun pour consolider l’ensemble.

Repenser le vivant…

Cet état de défiance va jusqu’à la déclaration de guerre au vivant. Entrer dans cette guerre, c’est se combattre soi-même, car l’être humain est vivant parmi les vivants. Entre déraisonnablement fermer les yeux sur un danger de contamination, et entrer en guerre avec ses effets destructeurs, y-a-t-il un milieu possible ? Quelles sont les exigences pour ce possible ? 

On veut habituellement appréhender le vivant en termes de causes à effets. Éliminons la cause, et il n’y aura plus d’effet. Et pourtant, la logique simple ne suffit pas ; non seulement la cause peut être multiple, mais le vivant montre des boucles rétroactives, des régulations, que les écologues autant que les biochimistes tentent de décrypter, élaborant des systèmes, appréhendables avec le fameux macroscope de Joël de Rosnay, ou une « pensée complexe » selon l’expression d’Edgard Morin.

En fait, penser le vivant demande de dépasser les logiques, pour être avec une appréhension globale où les causes et les effets se fondent en une concomitance. On trouvera toujours des causes aux effets si on les cherche, mais cette recherche seulement utilitaire empêche d’accéder à une connaissance d’un autre ordre.

Qu’en est-il d’une recherche qu’on pourrait qualifier de compassionnelle, où le sentiment « objectif » devient la source de cette connaissance ?

Si cette attitude est cultivée, alors l’être vivant est l’expression de son environnement à l’image de ces plantes adventices qui indiquent l’état d’un sol cultivé… Il est, tout simplement, et son expression est vraie.

« La vie ne ment pas, la nature exprime la vérité », selon Goethe.

Le vivant, c’est un « accord » entre un milieu et une expression de ce vivant. Un microbe se développe si le terrain lui est favorable. Et ceci est-il en opposition avec une vision ultra-pasteurienne qui fait du microbe la cause unique de la maladie ? La contagion constatée indique le caractère collectif du terrain de son développement, au-delà des fragilités personnelles.

C’est la manière dont se tissent les relations au sein de l’humanité qui fait le lit du Covid-19.

Ainsi les hypothèses qui alimentent les opinions sur le virus, avec toutes les polémiques de partis pris qu’elles engendrent, peuvent être regardées sous la perspective d’une complexité à entrées multiples, chacune exprimant un aspect d’un processus du vivant dont nous faisons partie et auquel nous prenons part.

Oui, les chauves-souris sont un réservoir à virus, oui la 5G colonise un espace d’ondes qui ont des effets sur la santé, oui la recherche de vaccins peut mener à des manipulations audacieuses voire accidentelles…

Alors, les technologies connectées de pointe permettraient de se prémunir contre le virus (reconnaissance faciale et géolocalisation, transactions immatérielles…) ? Mais ce faisant, elles alimentent le rêve de certains de contrôler la planète avec des puces RFID !

Toutes ces vérités, assertions ou hypothèses sont partielles : elles deviennent douloureuses si chacune d’elles est prise comme champ de bataille unique, car nous nous y sentons impuissants.

La lutte pour la vie, la variabilité et la sélection naturelle, bases du darwinisme, même si elles s’aménagent avec les découvertes sur les interactions milieu-évolution et l’épigénétique, restent les marqueurs de la pensée dominante. Covid-19 est aussi une expression de cela : un virus très contagieux qui éradique les plus vulnérables, c’est ce qu’on observe.


…et des relations sociales génératrices de confiance

Le phénomène est réel : notre pensée du vivant s’incarne aussi dans le vivant, lui donnant finalement raison !

Les pensées sont des réalités : l’idée de la lutte pour la vie, qui engendre des insécurités sociales, des peurs de ne pas avoir sa place, induit des comportements économiques de repli sur soi qui alimentent cette réalité.

Les circuits de l’argent, les zones d’accumulation et de manque de richesses en sont témoins.

La pensée du vivant peut dépasser les « causes à effets » pour devenir globale, surmonter l’analytique disséquant, incisif, pour gagner un champ où on appréhende un tout cohérent, tout comme la pensée de l’évolution darwinienne peut s’élargir, intégrant le fait que la conscience humaine y trouve une place nouvelle et agissante, active.

C’est dans ce champ-là, dans cette créativité retrouvée, que chacun peut se régénérer en y trouvant un espace de pouvoir et non d’impuissance.

Penser le vivant comme processus évolutif dont nous faisons partie, avec l’émergence de la conscience qui confère à la fois pouvoir d’agir et responsabilité dans nos actes, c’est une invitation à dépasser le darwinisme social pour faire société en confiance. Confiance en la vie bien sûr, en l’être humain aussi. Pour cela, Steiner nous a indiqué le chemin de la tri-articulation sociale.

L’état de confusion, le désemparement, résultent de la difficulté à y voir clair, autant que des messages et signes envoyés par ceux qui sont aux manettes. Quelques troubles-faits, liste non-exhaustive :

- Les intérêts que certains dirigeants responsables politiques partagent avec les groupes financiers ou industriels.

- Les doubles casquettes, les collusions d’intérêts – encore eux ! – si courantes entre scientifiques et fournisseurs de médicaments, entre laboratoires de recherche et laboratoires de production. La finance permet la recherche, mais demande retours sur investissements.

Du côté du citoyen lambda, il y a à la fois révolte de se sentir à l’écart, et suspicion de ces prises d’intérêts au détriment du bien commun ou de la solidarité sociale.

La peur, que ce soit de la maladie ou de la perte de statut social, fait le lit d’un consentement par défaut pour des mesures qui rognent la liberté individuelle, alors que c’est la lucidité qui pourrait rendre celles-ci acceptables si nécessaires.

Accepter la confusion, c’est renoncer à sa souveraineté, subir l’anesthésie, vivre en sous-conscience ; se révolter, c’est s’exposer à la marginalité, ou encore crier dans le désert de l’impuissance. 

En contre-point, y voir clair demande d’établir un lien de confiance avec le vivant, qui est notre socle commun à tous. Du point de vue social, la tri-articulation est une invitation à distinguer les trois plans sociaux que sont la vie économique, le cadre politique-juridique, et le bouillon culturel. Elle suggère de se libérer des conflits d’intérêt omniprésents qui empoisonnent les prises de décisions et contribuent aux colères, pour accéder à la liberté de penser ; elle suggère de valoriser chaque individu dans ses capacités propres au profit du bien commun, et de se prémunir contre le pillage de celui-ci ; elle suggère de respecter les besoins fondamentaux dont l’être humain prend conscience et responsabilité… Une science ouverte qui ne serait ni suspecte a priori, ni adulée a priori, des hommes politiques responsables du bien commun en dehors de castes du pouvoir financier, des entrepreneurs, des travailleurs s’adonnant au travail de façon amoureuse, amoureuse du service rendu, et non avide d’accumuler des bénéfices individuels…



Un discernement élaboré collectivement pour une mise en pouvoir de chacun.

Penser le vivant, penser le social en s’extrayant des polarités habituelles fondées de façon analytique qui engendrent les divisions (nous sommes en guerre !) c’est tout un boulot personnel et collectif à mettre en œuvre. Ce n’est pas un leurre intellectuel. Quand elle rejoint le vivant, la pensée s’y active ; elle est génératrice de sentiment, elle est motif d’actions ; en retour celles-ci façonnent le socle terrestre, vivant, qui nous porte.

C’est peut-être une voie pour accueillir avec compréhension un virus qui ne nous veut ni bien ni mal, mais qui est là parce qu’on l’a invité.

[1] L’idée ici n’est pas d’engager une polémique sur un lien entre les ondes qui sont liées à la 5G et l’émergence du virus : cependant sachant que les ondes, de différentes natures dont en premier les ondes sonores, ou d’autres subtiles comme les ondes de forme, peuvent participer de façon active à la synthèse de molécules biochimiques, il convient de retenir tout jugement hâtif dans un sens ou un autre quant à un lien effectif entre 5G et Covid-19, qui reste une hypothèse et demande un approfondissement sérieux dans la complexité.

[2] Les moins confinés, ceux qui sont en service, sont au contraire très sollicités !


L’auteur

Pierre Dagallier est agriculteur depuis la fin des années 80 en Saône-et-Loire. Il a été actif dans diverses initiatives dans les domaines de l’économie, de l’agriculture biodynamique, de l’Université du Vivant, et aujourd’hui aussi au sein de groupes citoyens… Il travaille sur la question sociale à partir des propositions de Rudolf Steiner.

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