Connaître... Inès Morrone
Inès Morrone anime dans les locaux du siège les ateliers peindre à partir de la couleur. Nous vous proposons quelques extraits d’un entretien très enrichissant.
Alain Tessier : Bonjour Inès. Pouvez-vous nous dire à quand remonte votre intérêt pour la peinture ?
Inès Morrone : Je suis venue de Buenos Aires (Argentine) en 1978 pour faire des études à l'Université de la Sorbonne - Censier Paris III. Début des années 80, j'ai arrêté ces études et j'ai commencé à faire la peinture à l'atelier d’Angelica Caporaso (1918-2020), artiste peintre et graveuse argentine qui vivait à Paris depuis la fin des années 50. Angelica me parlait souvent de l'importance de faire des études académiques quand on veut dédier sa vie à la peinture.
AT : Et vous avez suivi ce conseil ?
IM : Oui, tout à fait. Je suis retournée en Argentine en 1986 pour entreprendre les études à l’École des Beaux-Arts de Buenos Aires qui avait une excellente réputation à l'époque. J'ai suivi un cursus de onze années en trois parcours :
- Quatre années dans la première école pour expérimenter toutes les disciplines de l'art plastique : la gravure, la sculpture, la peinture, et le dessin.
- Trois années dans l’école suivante pour me spécialiser en peinture.
- Ensuite, quatre années à l'école supérieure pour faire un travail de recherche dans le but de développer une série de travaux personnels à exposer.
AT : Comment se sont déroulées pour vous ces années d’études ?
IM : À cette époque, en Argentine, les écoles des Beaux-Arts formaient des artistes capables non seulement de créer mais aussi d’enseigner l'art. Le travail se déroulait dans les ateliers où l'on apprenait le métier de A à Z. On dessinait, on gravait, on peignait, on sculptait, on était immergés dans le travail artistique. Parallèlement, des matières théoriques comme la pédagogie, la didactique, la psychologie, la philosophie, l’esthétique, faisaient partie intégrante de l’enseignement. Les deux dernières années dans chaque parcours nous faisions des stages pratiques d'observation d'abord et de pratique ensuite. Les professeurs des collèges et des lycées nous donnaient l’espace pour introduire les arts plastiques avec leurs élèves.
Ensuite, à l’École Supérieure, nous devions fournir un travail de recherche dans le but de développer une série de travaux personnels : trouver notre propre image, les fils conducteurs, le quoi et surtout le comment : de quoi nous voulions parler et comment l'exprimer en peinture. Pour cela, parallèlement à l'atelier de peinture nous avions un espace de réflexion à partir des lectures des philosophes , ethnologues, anthropologues, pour la plupart des français : Jacques Derrida, Roland Barthes, Gaston Bachelard, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Paul Virilio entre autres. J'avais choisi John Berger, un écrivain anglais qui vit dans le sud de la France, et Marc Augé, un ethnologue français contemporain, pour faire une série de paysages urbains dans la postmodernité.
Aussi nous visitions tout le temps l'histoire de l'art, les mouvements, les artistes. À la fin de cette École Supérieure nous devenions formateurs des professeurs, nous pouvions exercer et transmettre le métier aux futurs professeurs qui se formaient dans les parcours précédents.
AT : Quelle relation à la couleur avez-vous pu expérimenter pendant ces années ?
IM : C'étaient des études très poussées et enrichissantes sur le plan technique et sur le plan intellectuel. Il était donc question de la couleur comme une étude d'harmonies. On étudiait la couleur à travers les cercles chromatiques. Les couleurs primaires, les secondaires à partir du cercle de Goethe. Puis, la relation entre elles, leur rencontre et la découverte de la couleur tertiaire, « les terres », et l’infinie variété de tonalités qui en résultent : terres verdâtres, jaunâtres, violacées, bleuâtres, orangeâtres, rougeâtres à travers, cette fois, le cercle d'Itten. Le but était de pouvoir décider de la palette avec laquelle nous allions colorer toute notre composition et trouver des harmonies sur la toile. On composait l’image dans l'espace de la toile pour ensuite la peindre. On ne s'occupait pas de ce que la couleur a comme effet sur nous. Encore moins de la nature de chaque couleur en elle-même, de son geste, de son mouvement, de sa vibration. On n’expérimentait pas la vie de la couleur, mais je n’en étais pas vraiment consciente alors.
AT : Comment avez-vous pu rencontrer cette dimension plus expérimentale ?
IM : Quelques mois après être rentrée à l'école des Beaux-Arts, j’ai commencé à me préoccuper des spiritualités. Tout d'abord je me suis rapprochée de diverses pratiques orientales à travers le yoga. Puis j'ai voulu approfondir et je me suis intéressée aux approches chamaniques des Amérindiens d’Amérique du Sud : le lien profond à la Terre, aux éléments naturels, aux règnes, aux astres mais aussi à la médecine naturelle, et à la guérison du corps, de l'esprit et de l'âme.
C’est ainsi qu’au début des années 90, je me suis rendue à la Fondation San Rafael à Buenos Aires. Ma rencontre avec l’anthroposophie fut l’expérience fondatrice. La perception de ce que représente spirituellement l’anthroposophie a été préalable à celle de la peinture elle-même.
AT : Qu’est-ce que cette Fondation ?
IM : Il s’agit d’une maison qui appartient à la Société anthroposophique en Argentine. C’est un grand bâtiment de plusieurs étages, avec de nombreuses salles pour des activités : ateliers artistiques, eurythmie, conférences, médecins anthroposophes, pharmacie anthroposophique, librairie, etc.
AT : C’est donc là que vous avez découvert une approche différente de la peinture ?
IM : Au départ je consultais un médecin anthroposophe et j'allais aux conférences. Les ateliers de peinture n'avaient pas attiré mon attention car j'étais concentrée sur mes études à l'école des Beaux-Arts. Ce n'est que quelques années plus tard, une fois mes études finies, que je suis allée faire une expérience aux ateliers de peinture de la Fondation. Ce qui s'est passé dans mon premier cours fut une expérience bouleversante que je n'oublierai jamais. Une rencontre personnelle très puissante, qui a déterminé mon avenir.
AT : Une rencontre de personne, ou une pratique ? Racontez-nous.
IM : Les deux ! Les cours étaient animés par le professeur David Prieto, diplômé de la Alanus Hochschule près de Bonn en Allemagne. C’était quelqu'un qui enseignait généreusement et avec une grande humilité. Il m'a mise devant une feuille blanche, avec des blocs de cire de couleur, et il m'a proposé de poser délicatement des voiles de couleurs sur la feuille. Et là, ce fut le choc : avec le support blanc du grain du papier, la couleur se mettait à vibrer et devenir vivante, puis tout d'un coup, quand je ne m'y attendais pas, des images ont commencé à émerger de la couleur ! C’était une véritable révélation : une dimension invisible devenait visible à travers la couleur. C’est encore plus fort qu’avec l’aquarelle. D’ailleurs, j’ai toujours conservé ce premier dessin, c’est une référence pour moi (voir L’ombre, l’ange et la fuite).
AT : Comment êtes-vous ensuite revenue en France ?
IM : En 2006, toujours professeur dans l’Éducation Nationale à Buenos Aires, j’ai eu le désir de retourner à Paris. J'ai demandé une année de congés sans solde pour continuer mes recherches en peinture d'impulsion anthroposophique en France. Mon premier appartement se trouvait à Saint-Germain-en-Laye, où un Bureau de l'Emploi accompagnait les personnes en recherches. J'y allais tous les jours pour rédiger des CV et des lettres de motivation. À un moment donné, la personne en charge est partie en vacances et une dame est venue la remplacer pour quelques jours. Je venais juste de rédiger une lettre de candidature spontanée pour un poste de professeur d'arts plastiques à l'école Perceval de Chatou. J'ai donc demandé à cette dame de bien vouloir lire ma lettre pour me donner son avis et corriger d’éventuelles fautes d'orthographe. Quand elle a vu le destinataire de ma lettre, elle était époustouflée. En effet, elle était membre de la Société anthroposophique en France et ses enfants avaient fait toute leur scolarité à l'école Perceval. Elle faisait partie de l’Association anthroposophique de Chatou avec laquelle elle me mit en contact !
Quelques mois plus tard, via le siège de la Société anthroposophique en France, j'ai eu les coordonnées de différents ateliers, et j’ai pu entrer en relation avec Michèle Belliard et entreprendre la formation en art-thérapie selon l'impulsion de Margarethe Hauschka.
AT : Qu’avez-vous découvert, alors, dans cette pratique particulière ?
IM : J'ai découvert la vie de la couleur, son élément créateur, comment on peut établir une relation personnelle et participer à cet élément créateur de la couleur. Dans l'enseignement académique on décide avec notre intellect : « Je vais peindre un arbre, un portrait, un paysage ». Puis en référence à cette image préconçue, on finit par se dire face au résultat : « C’est bien, j’ai réussi », ou bien « c’est mauvais, j’ai raté ».
Or, quand on participe à l’élément créateur de la couleur, on ne sait pas avec précision où l'on va... Les pigments, l'eau, le papier, travaillent avec nous et on découvre qu'on ne décide pas de tout. Peindre à partir de la couleur nous met face à un véritable travail intérieur pour se défaire des conditionnements et s’entraîner dans le lâcher prise.
Quant au résultat, puisqu'on fait un travail intérieur à partir de la couleur, il n'a pas d'importance. L'important c'est le parcours, le processus de création, le voyage... Alors si le résultat nous plaît, c’est tant mieux; mais s'il ne nous plaît pas, au moins on aura découvert des choses de nous-mêmes qui pourront s'exprimer tôt ou tard dans d'autres peintures.
AT : Mais alors, qu’en est-il de la relation avec ce que vous aviez appris avant ?
IM : Ma formation académique est un complément à ma formation en peinture selon l'impulsion anthroposophique. Il n'y a pas de rupture, il y a une adhésion. La technique est un plus. Même si au bout de quelques années on va chercher à s'en défaire, elle nous permet d’entrer dans une recherche plastique personnelle. Et puis, on ne peut pas se défaire de quelque chose que l'on n'a pas acquis auparavant… Pablo Picasso disait : « Il faut toute une vie pour peindre comme un enfant. »
AT : Pour conclure, pouvez-vous nous dire ce qui vous anime pour proposer ces ateliers rue de la Grande Chaumière ?
IM : Ce qui m'anime est un grand amour pour l'art et pour l'impulsion anthroposophique que je souhaite transmettre dans toute sa splendeur !
AT : Je vous remercie chaleureusement, chère Inès, pour la richesse de cet entretien !
Vous êtes intéressé par l’atelier d’Inès Morrone ? Rendez-vous ici pour en savoir plus.
Deux sites à visiter :