Jung et la découverte du Soi
L’exploration de valeurs universelles telles qu’Humanité, Dignité, Responsabilité, qui seront au centre de nos préoccupations du colloque du 12 juin 2021, requiert une ouverture inconditionnelle qui accueille les éclairages les plus divers. A ce titre, Jean-François Alizon, l’auteur de l’article qui suit, proposera dans ce contexte sa contribution personnelle inspirée des apports de Carl Gustav Jung.
Perspectives vers humanité, dignité, responsabilité.
En 1913, Jung est un jeune psychiatre à Zürich. Après avoir été un admirateur de Freud, il est obligé de rompre avec lui, car ils s’opposent sur des questions importantes. Il est désorienté, car il a perdu un mentor. Commence alors une période de dépression, où il affronte ses démons intérieurs. Il a raconté cette aventure dans son livre rouge : dans une sorte de rêve éveillé, il rencontre des figures issues de l’inconscient, avec lesquelles il va se confronter. Il s’ouvre alors à des dimensions inconnues de lui-même, qu’il intègre peu à peu. Il découvre que ces figures ont de grandes similitudes avec les héros des mythologies des peuples du monde. Ceci l’amène à poser l’hypothèse qu’un inconscient collectif riche et créateur vit en chacun de nous depuis des milliers d’années. Il est constitué d’instincts fondamentaux, les archétypes, qui nous conditionnent en permanence. Ce sont les dieux des Anciens. Or ces puissances de l’âme sont en lutte les uns contre les autres, et l’homme a pour tâche de trouver son unité. Celle-ci se fait par l’émergence progressive d’une figure unificatrice puissante, que Jung a nommée le Soi, par analogie avec l’expérience indienne de l’Atman. Si le moi accepte la naissance en lui de cette figure dominatrice, il fait l’expérience d’une réalité qui le dépasse infiniment et qui a un caractère numineux (divin).
Pour Jung, la plupart des religions du monde se tournent en fait vers le Soi, et l’identifient à une figure divine. Les croyants projettent cette réalité intérieure sur une divinité placée dans l’au-delà. Les rituels et les dogmes religieux sont une mise en forme de la relation entre le moi et le Soi. Dans cette perspective, les diverses doctrines religieuses perdent leur caractère absolu et définitif. Toute tentative de définition de la divinité est vouée à l’échec, les religions doivent reconnaître la relativité de leur langage. Le langage religieux, un langage qui apparaît alors comme symbolique, est d’une nature totalement différente du discours rationnel et scientifique. Comme aucune religion ne peut prétendre à l’universalité, la tolérance entre elles s’impose d’elle-même. Cependant, pour Jung, cette relativisation des dogmes n’empêche pas de pratiquer les valeurs chrétiennes, qui conservent toute leur nécessité dans le monde qui nous entoure.
L’autre conséquence de cette découverte du Soi, c’est que les agnostiques peuvent aussi faire l’expérience de la rencontre avec Lui. Notamment dans le cadre de la psychanalyse à la manière jungienne. Dans leur descente intérieure, les patients rencontrent en eux-mêmes les différentes figures archétypales, puis cette instance souveraine. Celle-ci les guérit de leurs troubles psychiques en les enracinant dans une source d’amour intérieur, une source qui les nourrit dans leur méditation. Ils accèdent alors à leur identité véritable et perdent les oripeaux dont ils s’étaient affublés dans le processus d’adaptation à la société. L’équilibre entre l’homme intérieur et l’homme engagé dans le monde devient possible, dans une sorte de spiritualité laïque[1]. Comme ces personnes sont ancrées dans un axe intérieur, leur perception des choses et leurs relations avec autrui se modifient. Et cela dans les trois axes du thème du colloque HDR du 12 juin 2021 :
Humanité
Qu’est-ce qu’être homme ? Sans doute être ramené à une humilité essentielle. Toute réalité humaine est relative, et il est destructeur de lui donner un statut d’absolu. Le travail du moi confronté à la puissance du Soi nous ramène à nos limites. Il permet de discerner ce qui est de l’idéal et de la réalité, des images de perfection à nos capacités réelles. Nous sommes tous tentés de nous identifier à des héros, que ce soit le travailleur expert, ou la mère parfaite alors que nous ne sommes que des hommes ou des femmes. Et lorsqu’un dirigeant veut faire passer sa volonté ou son idée comme absolue, dans le but de conquérir le pouvoir, il outrepasse les limites de son humanité.
La relation avec le Soi nous amène à nous désidentifier des rôles sociaux que l’on nous impose, elle nous libère de nos carapaces de protection. Elle met la personne en relation avec sa vérité intérieure, en la reliant avec ses instincts profonds et avec la capacité d’aimer. Elle ouvre sur ce que nous sommes en profondeur, dans notre singularité d’homme, dans notre entièreté. Jung parlait du « processus d’individuation » pour désigner le chemin vers cette unité et cette vérité fondamentale, que nous devons accomplir pour être non divisé face aux autres.
La conscience de notre relativité essentielle ouvre aussi sur la dimension de la vie, de l’humour et du plaisir. Ancrés dans ce centre intérieur, nous supportons mieux la contradiction, et nous devenons plus tolérants, ce qui peut nous aider à dépasser les clivages nombreux des sociétés contemporaines.
Dignité
Tout homme est habité par l’immense richesse de l’inconscient collectif, déposé en lui à sa naissance. Il porte en lui la mémoire de l’humanité, dans ses bons et ses mauvais aspects. Il est appelé à développer son potentiel intérieur sous toutes ses formes. Il a droit à la liberté d’expression et d’opinion, pour construire le destin qui lui est propre dans son pays d’origine. Il a le droit de pratiquer sa religion et de développer sa spiritualité dans le sens qui lui convient, en restant en lien avec le lieu intérieur qui lui donne sa dimension humaine. Aucun état, aucune institution sociétale ou religieuse ne peut revendiquer une autorité absolue. Nous sommes dans une société où les statistiques et la dimension collective l’emportent sur la dimension individuelle. Il est important de retrouver la primauté de l’individu par rapport au collectif. Cette perspective n’est ni anarchiste, ni libertaire. Elle appelle à rééquilibrer les relations entre l’individu et le collectif, pour que chaque homme retrouve sa dimension juste dans le corps social.
Responsabilité
Cette dimension juste n’est pas repli sur soi. Pour Jung, la relation entre le moi et le Soi est une relation d’amour. Elle permet de retrouver une réalité fondamentale de l’être humain : c’est parce qu’il a été aimé qu’il devient capable de se tourner vers autrui, et de dépasser sa petite citadelle intérieure pour prendre en charge la réalité du monde. Ceci fonde une attitude de responsabilité vis-à-vis de son quotidien et de son environnement.
Par ailleurs, comme tous les hommes portent en eux-mêmes la même richesse et la même image divine, ils sont égaux et respectables, quelque soient la couleur de leur peau, leurs traditions et leurs coutumes. Ils portent tous la même dignité. D’où la nécessité d’un engagement dans la cité pour veiller à cette égalité, et prendre en compte la dignité individuelle de chacun, sur le plan matériel comme sur le plan spirituel.
Le Soi de Jung dépasse l’individu et ses limites, il est connecté à l’univers entier. L’homme est un microcosme relié à un macrocosme immense, il fait partie d’une unité vivante qui le dépasse infiniment. En tant qu’acteur omniprésent dans le monde actuel, l’homme a une lourde responsabilité dans la détérioration de son milieu de vie, et dans les altérations de la nature. Jung écrivait en 1957 : « Plus l’homme s’est emparé de la nature, et plus l’admiration qu’il ressentait pour son propre savoir et pouvoir lui est monté à la tête, et plus s’est approfondi son mépris pour tout ce qui n’était que naturel et occasionnel, c’est-à-dire pour les données irrationnelles de la vie[2] ». La relation au Soi implique une attitude responsable vis-à-vis des écosystèmes, de la biodiversité et du changement climatique.
Jean-François Alizon
Jean-François Alizon est titulaire d’une maîtrise en théologie protestante de l’Université de Strasbourg sur la théologie de l'Ancien Testament. Professeur de flûte au Conservatoire de Strasbourg, il poursuit une carrière artistique, donnant de nombreux concerts de musique baroque. Il a été président du Centre Européen d'Études Jungiennes. Dans le domaine jungien, il développe des recherches sur la symbolique alchimique, la temporalité de l’inconscient, les grands textes initiatiques arabes des Xe-XIIe siècles, les sources communes de Jung et de Tillich.