Anthroposophie, la provocation ?

Je ne connais pas de vision du monde qui, au premier abord, offre autant de raisons d’être sceptique, et que l’on peut, en supposant un peu de mauvaise foi, balayer aussi rapidement que l’anthroposophie.

W. Müller

Aux éditions Triades vient de paraître un ouvrage qui interpelle :
« L’anthroposophie, la provocation ? »

Ce livre est remarquable à plus d’un titre. Avant tout, il met le doigt sur la plupart des points délicats, voire embarrassants, que l’on connaît dès lors qu’un curieux nous interroge sur ce qu’est l’anthroposophie. Une provocation, oui, sans aucun doute. Et l’auteur n’hésite pas à aborder de front tous les aspects dérangeants du sujet.

En premier lieu, personnellement, l’anthroposophie vient bousculer nos repères intimes, nos habitudes de pensée, notre constitution presque. Elle nous oblige à faire un saut à l’écart de notre fameuse « zone de confort ». Elle nous met au défi d’envisager les questions essentielles de la vie sans nous appuyer sur des représentations déjà connues. Et pourtant quelque chose nous parle…
De même, pour autant qu’on aura pu soi-même se mettre en chemin dans cette exploration, se dresse la résistance de tout une culture, notre civilisation contemporaine, dont les paradigmes vacillent mais qui s’accroche d’autant plus à ses certitudes devant le constat de ses détresses criantes.

L’auteur ne fait pas l’économie de traits d’humour pour décrire selon de multiples points de vue la situation cocasse et paradoxale de l’anthroposophie et des perspectives qu’elle ouvre : une absence de réponses toutes faites, mais la prise au sérieux de ce qui peut advenir. Un balancement subtil entre ouverture, promesse, et conviction profonde. On pense à cette émergence que Vladimir Jankélévitch désignait si délicatement avec l’expression de « déjà là, mais pas encore tout à fait ».

Wolfgang Müller serait donc un énième disciple de Steiner qui cherche à nous convaincre ? Pas si sûr. Il commence par nous raconter son propre point de départ dans cette aventure, lui-même en tant que sceptique, sans concessions, moderne, rationnel, exigeant, tel que chacun de nous peut se reconnaître. Et pourtant, il raconte dans sa préface comment il a fini par bouger. Il ne prétend pas à un exposé magistral, mais à des pas hésitants, sur un terrain inhabituel.

Le premier chapitre présente une série d’aphorismes : il n’a pas l’ambition d’un discours construit qui voudrait faire proprement le tour de la question, mais propose des clins d’œil sur des parcelles de convictions qui restent parfois incertaines, non abouties, émaillées de quelques pointes d’auto-dérision : Parfois, en lisant les vastes descriptions que fait Steiner… je me dis que le monde ne peut quand même pas être si compliqué ! ou encore : Steiner parle d’autodiscipline, de vertu, et même de dispositions au sacrifice ; pour les oreilles d’aujourd’hui, ce sont autant de signaux d’un monde révolu.

Le chapitre suivant, Histoires d’âmes, illustre de façon vivante comment l’anthroposophie prend au sérieux ce qui est généralement ignoré : la tentative d’atteindre le véritable fondement d’une vie.

Qui était Rudolf Steiner ? porte le regard sur la biographie de Rudolf Steiner aux antipodes d’un gourou maître infaillible, comme certains aiment à le désigner. A la manière de l’ouvrage « plaidoyer pour Rudolf Steiner (éd. Triades), le chapitre décrit le cheminement ardu d’un homme qui cherche à faire comprendre à ses contemporains ce qu’il perçoit d’essentiel, mais que lui-même ne peut résumer dans des formules simplistes. Le plus souvent, son parcours est une succession de tentatives malheureuses sur lesquelles Steiner était lucide : A quoi sert-il de répéter que nous ne sommes pas une secte, si nous nous comportons comme une secte ?

Logiquement, les chapitres suivants posent la question de l’anthroposophie, un univers parallèle, dans sa confrontation, sa divergence même, avec les modes de pensée établis. Mais d’une façon tout aussi inconfortable, le problème est aussi posé chez les anthroposophes : Ne pas « déjà savoir », mais travailler sur soi-même, de fond en comble, à la connaissance, l’élaborer, la recréer sans cesse

L’auteur aborde de front les sujets épineux du racisme et de l’antisémitisme prétendument inhérents à une vision anthroposophique. L’exercice est sans concessions, oui, il y a dans son œuvre pléthorique de multiples passages qu’une personne culturellement sensible ne défendra certainement pas aujourd’hui. Mais là aussi, Müller parvient à mettre le doigt sur les contradictions de notre époque elle-même. Elles rendent si difficile de se placer, comme tente de faire l’anthroposophie, en profondeur devant ce sujet. Il en va de même en ce qui concerne le voisinage avec la religiosité, une conception de la santé qui prend en compte des données karmiques, ou les problématiques de l’organisation sociale. Là, il faut respirer un grand coup !

Anthroposophie, la provocation, Wolfgang Müller, Editions Triades, 2022

On appréciera également la conclusion qui n’en est pas une. Comme la mise en bouche, le livre s’achève sous forme d’aphorismes dont les intitulés sont évocateurs : Difficile de s’affirmer ; Mais que faisons-nous là ?; Supporter la lumière ; La vitre blindée ; Grand et de travers ;…

Parmi ces aphorismes, on peut retenir celui qui semble résumer l’ensemble :

Il y a une confusion. – Beaucoup de gens pensent apparemment qu’une existence orientée vers l’anthroposophie consiste à s’occuper principalement d’anthroposophie. En réalité, cela signifie plutôt : exercé par l’anthroposophie, s’occuper des choses du monde.

Alain Tessier


Image d’article en-tête : Goetheanum, escalier ouest, vue du plafond. Photo : Gottfried Fjeldså

Lire également le chapitre « L’anthroposophie, un univers parallèle ? Comment comprendre sa relation avec la science établie ? » sur le site de aether.news



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