Science, philosophie ou ésotérisme ?
L’anthroposophie se définit comme une science de l’esprit. Certains critiquent cette définition, considérant qu’elle n’a rien à voir avec une démarche scientifique, mais qu’il s’agit d’un ésotérisme ou d’une religion.
Il est certain que l’anthroposophie s’inscrit d’abord dans le cadre de la philosophie, car elle se présente comme une réflexion. Elle n’impose aucune idéologie mais indique une expérience individuelle concernant la nature de la pensée : la pensée humaine est une expérience spirituelle. Cette expérience et la philosophie qui l’accompagne ont des racines historiques identifiables, comme celles de la Naturphilosophie allemande, qui remontent jusqu’à l’antiquité.
L’anthroposophie peut aussi être définie comme un ésotérisme, pour peu que le sens de ce mot soit défini correctement. L’ésotérisme qualifie ce qui est “à l’intérieur”. Les philosophes de l’antiquité prodiguaient un enseignement ésotérique ou acroamatique (destiné à l’oreille) réservé aux élèves proches. En Occident, il a toujours existé une tradition ésotérique, cultivée dans des cercles plus ou moins secrets et qui concernait la vie intérieure sous une forme ou sous une autre. On trouve réunies sous ce terme toutes sortes d’idées et de pratiques plus ou moins extravagantes et plus ou moins saines. L’anthroposophie ne s’identifie pas avec la majorité de ces pratiques. Elle peut être qualifiée d’ésotérisme dans la mesure où elle se rattache à certaines traditions ésotériques, parce qu’elle travaille avec la dimension de l’expérience intérieure, mais en les élevant au niveau de la pensée claire.
L’anthroposophie n’est pas une religion, elle ne propose pas de système de croyance ou de culte spécifique. La recherche anthroposophique peut permettre d’approfondir le sentiment du sacré, une forme de dévotion intérieure envers la création naturelle, mais il s’agit d’une religiosité libre, inhérente à la nature humaine lorsqu’elle renforce l’humilité, l’amour et le respect. Comme l’humanité vit dans des rites, cette recherche peut aussi influencer la création ou la transformation de fêtes, rites ou cérémonies dans tous les contextes culturels imaginables. C’est ainsi qu’à la demande d’un groupe de pasteurs allemands, Steiner aida à la création d’une église de renouveau chrétien appelée la « Communauté des chrétiens » mais il insista pour garder ses distances avec ce mouvement: l’anthroposophie devait rester une recherche libre et indépendante de toute religion ou obédience.
La dimension scientifique de l’anthroposophie est peut-être plus difficile à saisir, mais elle est centrale. L’anthroposophie ne se définit pas comme une science identique aux sciences conventionnelles, mais comme une science spécifique au domaine des questions spirituelles. L’objet de l’anthroposophie étant de nature spirituelle, sa méthode est différente. Toute approche scientifique doit procéder selon une méthode définie et communiquée de telle manière que ses résultats soient reproductibles et réfutables. Ce critère est valable pour l’anthroposophie. Ses résultats sont exposés en faisant état des méthodes de recherche, même si ces méthodes sont intérieures. D’autre part, cette méthode, comme pour toute science, n’est pas immunisée contre la possibilité de l’erreur : la vérification doit donc être permanente.
La méthode scientifique de l’anthroposophie est de nature phénoménologique. Goethe, Novalis, Schelling, Troxler, Brentano… en avaient aussi esquissé les lignes de forces dans leurs écrits et leurs recherches. Dans ses ouvrages épistémologiques, Steiner proposa une description philosophique de cette méthode. Cette approche renouvelle les perspectives sur le vivant et sur l’âme humaine en impliquant le développement de la pensée elle-même pour atteindre une sphère qualitative et imaginative.
Alors que les sciences extérieures doivent développer des outils techniques, des instruments de mesure quantitatifs toujours plus perfectionnés, l’anthroposophie nécessite que la faculté de connaître elle-même soit développée par l’exercice intérieur : ce sont des outils de connaissance intérieurs qui sont perfectionnés. Ce développement s’effectue tant du côté de la pensée que du côté de la perception, pour mener à une connaissance à caractère imaginatif qui renoue, de manière nouvelle, avec la pensée mythique des anciens. Comme pour les autres sciences, seul un chercheur connaissant et pratiquant sa méthode est en mesure de juger les résultats de cette science. Sa méthode étant en priorité orientée vers la sphère qualitative, cette science se communique sous des formes qui lui sont spécifiques et intègre les moyens de l’art pour s’exprimer. C’est en effet une caractéristique de l’anthroposophie : elle procède à un rapprochement de l’art et de la science. L’art devient scientifique et la science artistique.
Bibliographie
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Zajonc Arthur et Paccoud Pierre, Saisir la lumière, Histoire entrelacée de la lumière et de l’esprit humain, Laboissière-en-Thelle, Triades, 2017.
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Hutin Serge, « Ésotérisme », in Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 1er mai 2020 : http://www.universalis.fr/encyclopedie/esoterisme/