Odilon Redon, précurseur de l’art moderne
Depuis quelques années, il existe un regain d’intérêt pour un artiste resté longtemps dans l’ombre des impressionnistes, puis de Cézanne : il s’agit d’Odilon Redon, né comme eux en 1840, et présenté comme un «Précurseur de l’art moderne» au Musée Beyeler de Riehen-Bâle jusqu’au 18 mai.
Deux expositions, à Francfort en 2007 (Schirn) et à Paris en 2011 (Petit Palais), ont déjà donné l’occasion de parcourir dans toute sa diversité l’œuvre de ce maître exceptionnel : d’abord son chemin d’initiation dans les « noirs » au cours des années soixante, soixante-dix et quatre-vingt du XIXème siècle, et ensuite, la renaissance de la couleur dans les années quatre-vingt-dix, qui atteint son apogée à partir de 1899 dans les variations sur le thème de « la victoire d’Apollon sur le dragon ».
L’exposition actuelle offre un choix de thèmes répartis sur neuf salles, un catalogue d’excellente qualité et un film de près d’une heure qui, en français comme en anglais, complète l’image du chemin biographique du maître.
Le visiteur est accueilli par cinq énormes tableaux de la dernière période, exécutés à l’huile dans des couleurs délicates, traitées de telle sorte que certains motifs reconnaissables semblent encore flotter dans des courants chromatiques permettant la figuration sans pourtant y entrer. Ainsi se révèle d’emblée toute la méthode de Redon comme précurseur de la peinture moderne : bien avant le tournant du siècle, il s’engage dans l’aventure du « motif à la fin », l’une des innovations essentielles de l’art moderne. Dans le processus pictural, l’artiste s’engage en tâtonnant dans les formes et les couleurs, et, dans une supraconscience de rêve, finit par atteindre le moment où, le motif s’annonçant, il doit être incarné, dans une lutte tenace, de la façon la plus juste possible.
Le peintre anthroposophe Hermann Kirchner (1899-1978) est parvenu à formuler ce processus en ajoutant ceci : pour que le tableau atteigne son plein achèvement, pour se révéler entièrement au peintre, ce dernier doit toujours le méditer après coup. Et Kirchner rapporte l’indication novatrice de Rudolf Steiner : le spectateur doit parachever l’œuvre. De ce point de vue, la méthode de Redon, comme celle de Kirchner, doit être considérée, même de nos jours, comme une méthode d’avenir, puisque tout le style et de toute la biographie de Redon montre qu’elle constituait son paradigme.
C’est dans une rare solitude qu’il passe son enfance au domaine familial de Peyrelebade (« pierre érigée » !), entre Bordeaux et l’océan, atteint d’une tendance épileptique, comme l’ont montré certaines recherches américaines il y a quelques années, qui fut cependant guérie dans un lieu de pèlerinage. Redon n’a de ce fait fréquenté l’école qu’à partir de sa onzième année et, au vu de son art, on peut penser que l’intellectualisation précoce lui a été épargnée, autrement dit, qu’une fenêtre ouverte au monde de la pure phénoménologie fut toute sa vie préservée en lui. Il devait toujours se comporter très calmement. « je n’ai jamais entendu mon père élever la voix », a déclaré son fils Ari. Cette discipline a fait mûrir les précieux fruits de sa faculté d’observation, là où les portes restent closes à la plupart d’entre nous.
Ce jeune homme issu de bonne famille, doué pour la musique (il resta habile violoniste jusqu’à un âge avancé), qui eut la chance d’avoir un bon professeur de dessin, dut traverser des déceptions en fréquentant l’école d’art traditionnelle. Il se retira à Bordeaux, où Rodolphe Bresdin l’introduit à l’« art noir » des techniques graphiques.
Cette orientation conduit le jeune artiste à une maîtrise inimitable du dessin au fusain et à la production, sur de longues années, d’œuvres n’ayant rien de commun avec l’utilisation traditionnelle, où le fusain sert uniquement d’esquisse préparatoire à des œuvres « véritables ». Au lieu de cela, des œuvres profondément artistiques ont vu le jour, d’une finesse stupéfiante, tout à fait dans le sens des débuts de l’époque moderne, où la technique graphique fut élevée au rang de discipline artistique à part entière. Ici aussi, Redon réalisa un travail de pionnier.
Un choix raffiné de ces «débuts douloureux» peut être contemplé dans les deux premières salles «violet foncé» de l’exposition, dont la couleur s’accorde avec les œuvres. Celles-ci révèlent comment Redon parcourut, en toute conscience, le premier des deux états d’âme désignés par Platon comme appartenant à l’initiation : celui de la mélancolie. Le motif central est toujours une tête coupée mais lucide, ou bien un œil, indépendant de tout corps, qui vit les aventures les plus étranges : flottant en l’air comme un ballon, emporté par un démon, intégré dans le corps d’une araignée, presque toujours ouvert dans une attitude étonnée et sereine, souvent tournée vers le haut : un œil « anthr-op ». (Le terme grec pour « homme » est précisément « celui-qui-regarde-vers-le-haut », l’anthropos).
Cette partie de l’exposition porte en titre une déclaration centrale de Redon sur le noir, complétée par les paroles suivantes : « Le noir exige de l’attention. Il ne se laisse pas prostituer. Il ne réjouit pas l’œil et n’éveille aucune excitation sensorielle. Bien plus que les couleurs brillantes de la palette et du prisme, il constitue une force spirituelle. »
Dans ses notes autobiographiques (À soi-même, disponible en français et en allemand dans la boutique du musée, mais dont la traduction n’est pas toujours assez précise), Redon souligne qu’il s’est adonné systématiquement à ce qui s’offrait à l’activité de son regard, sans besoin personnel d’interprétation. Et encore une fois cela le distingue agréablement des premiers surréalistes, dont on aime pourtant à lui accorder la paternité : ses œuvres sont justement libérées de cette « pression de l’entendement » qui corrompt le goût dans la plupart des œuvres surréalistes ; elles sont libérées de l’intentionnalité. Une discrétion subtile les relie cependant à toutes les esquisses de Rudolf Steiner.
Ainsi, chez Redon, les fruits de la recherche figurative sont souvent polysémiques et ne sont jamais purement illustratifs, même dans ses œuvres d’illustration, dont le film nous montre toute une série. Les tableaux, au contraire, invitent le spectateur à s’engager dans l’aventure des « images derrière le papier peint », sans que cette invitation présente un caractère obsessionnel ou autoritaire. Ici Redon se révèle être un vrai « goethéaniste des phénomènes imaginatifs », et nous accompagne dans les salles suivantes où nous pouvons également rencontrer des choses physiquement reconnaissables, mais de manière inhabituelle, comme ces papillons d’un bleu lumineux, ces êtres marins inconnus, ce Bouddha, cette Ophélia, à qui sont consacrées quelques variations, traitées non pas à la manière de ses contemporains, les préraphaélites anglais qui ont couché leur modèle dans une baignoire et l’ont fait sombrer dans l’onde avec une précision embarrassante. Non, les visages de la jeune femme, placés au milieu des flots, rappellent un archétype spirituel que l’on peut retrouver dans l’espace vers lequel les images de Redon nous renvoient.
Puis vient un ensemble de tableaux aux contenus spirituels. Dans ce domaine, on peut admettre que Redon n’était pas seulement cultivé, mais également riche d’expériences concrètes. Parmi ces tableaux, il en est un, placé au centre, qui étonne. Le crucifié plane tout en haut d’un mât en forme de Tao, sans barbe, les mains (sans clous) tournées vers le bas, dans un bleu d’azur d’une luminosité presque douloureuse, avec des personnages portant le deuil au pied de la croix, tandis qu’à la droite du crucifié une source de lumière brillante pénètre dans le tableau, provenant de l’extérieur. Cette référence au Christ, qui semble comme profondément sincère, doit être considérée comme une exception de taille dans le contexte de l’époque et de la France d’alors. (Rien à voir avec ces « mises en scène » qui depuis la Contre-Réforme étaient devenues une habitude, notamment dans l’art du sud). D’ailleurs, on trouve déjà une représentation du Christ dans les « noirs » : un Christ couronné d’épines, étrange, et bien capable de nous émouvoir.
De telles imaginations libres sont regroupées en groupes particuliers dans la salle « Barken », invitant à un voyage spirituel sur des mers inconnues. Ces tableaux de Redon sont un encouragement à l’exploration suprasensible. Les motifs déjà cités d’Apollon en sont un bon exemple. Mais citons aussi trois portraits plongeant complètement dans le spirituel. Ils sont d’une telle subtilité dans le dessin, d’une telle retenue dans le modelé clair-obscur du visage, que l’ « homme intérieur » y transparaît directement au milieu du chromatisme rayonnant des vêtements.
Dans cette exposition, un choix réussi de ses derniers bouquets de fleurs donne forme au couronnement de l’œuvre de Redon. Les dizaines d’années de quête débouchent ainsi sur l’évidence de la manifestation innocente d’un langage cosmique, à l’image de l’ancien maître zen qui disait : l’élève voit l’arbre en tant qu’arbre, celui qui exerce voit l’arbre en tant que tout ce qui n’est pas l’arbre. Mais le maître seul voit l’arbre — en tant qu’arbre.
Ici nous touchons au pas étonnant accompli par Redon vers la couleur, après des décennies de ce noir qui est le résultat d’une confrontation avec une suite de crises existentielles douloureuses pendant sa quarantaine. A cette époque en effet, il a trouvé certes sa bien jeune épouse, mais perdu par ailleurs quelques proches parents, un ami cher, ainsi que son premier enfant après une demi-année de bonheur paternel. C’est après ces épreuves que la percée s’est accomplie, lorsque le second fils eut dépassé l’âge où le premier avait trépassé. Redon lui-même a plus tard exprimé à quel point son épouse et son fils étaient devenus pour lui la source d’une nouvelle confiance en la vie. Et c’est à cela que nous devons son nouveau départ dans la pure couleur du pastel, technique qu’il maniait avec une maîtrise qu’on ne retrouve que chez Degas, lequel l’employait essentiellement dans des thèmes liés à l’éros. Redon, lapidaire comme toujours, résume : « Je préfère l’esprit de Degas à celui de ses tableaux ».
Dans le cadre de l’art moderne Degas et Redon ont élevé la technique du pastel au rang de discipline artistique à part entière. Pour le reste, Redon a gardé une attitude discrète face à ses contemporains impressionnistes. Il les qualifia, malgré son élégante réserve habituelle, de « parasites de l’objet ». Pour lui, l’artiste doit trouver ses motifs dans son esprit. C’est ce qui fait de Redon, encore aujourd’hui, un premier-né.
C’est seulement avec les jeunes artistes des années 90 que Redon a gagné un groupe d’admirateurs, après que Gauguin, partant pour le Pacifique, n’ait emporté dans ses bagages qu’une toile de Redon. Et c’est ainsi qu’il a pu finalement se réjouir d’être compris, ou du moins respecté, lui et ses tableaux étranges, au milieu de ces jeunes artistes qu’il invitait chez lui chaque vendredi et qu’il promouvait généreusement. Redon a malgré tout été reconnu plus tôt aux Pays-Bas et en Amérique qu’en France, et dans les décennies qui ont suivi sa mort en 1916, seuls quelques-uns reconnaissaient en lui le détenteur d’un « secret ». Sa biographe, Roseline Bacou, n’est parvenue à amorcer un virage que depuis les années cinquante.
Pour le monde germanophone de l’anthroposophie, Gérard Klockenbring a essayé, dans les années 80, d’ouvrir des voies vers Redon à travers des conférences-diaporamas et un excellent essai. Mais après quelques années le livre se vendait à moitié prix. Klockenbring lui-même s’est plaint de ce que le manuscrit soit resté longtemps dans un tiroir de l’éditeur et qu’une partie des tableaux auxquels il se réfère dans son texte ait été écartée. Si le temps des visions suprasensibles de Redon semble venu, condition essentielle dans la question de l’avenir de l’art moderne, l’intérêt pour son œuvre pourrait également s’éveiller dans les cercles anthroposophiques, dans le sens d’un développement de l’impulsion goethéenne. Une visite à Riehen vaut la peine.
Traduction : Laurent Bénac
Bibliographie
Odilon Redon : À soi-même, Librairie José Corti, Paris 1966/2011
Odilon Redon : Selbstgespräch, ed. Marianne Türoff, Rogner und Bernhard, München 1971/2013
Roseline Bacou: Odilon Redon, Editions Pierre Cailler, Genève 1956
Gérard Klockenbring : Wege zum Tor der Sonne, Urachhaus 1986
Vers la porte du soleil, Editions Les trois arches, 1995
En ce qui concerne l’enfance de Redon : Odilon Redon, Prince of Dreams, sur la base des expositions de Chicago, d’Amsterdam, de Londres 1994/95, Harry N. Abrams, New York 1994
Notes sur l’auteur:
Dans son enfance Alfred Kon a rencontré le clair-obscur de Redon comme un secret. Après des études de philosophie et de théologie, il s’est dirigé vers la pédagogie curative où il a collaboré pendant 28 ans à la vie d’une communauté, comme responsable de formation, professeur des grandes classes et « chef de famille ». A cette époque il écrit Gründerschicksale der Heilpädagogik –Albrecht Srohschein und sein Lebensumkreis (Möllmann-Verlag 2004). Depuis 2003, il anime un cabinet pour l’intégration de la connaissance à Saarbrücken, de l’art et de la thérapie, et mène une activité internationale de conférencier et d’enseignant dans les domaines de l’anthropologie et de l’art moderne comme seuil. Pour tout contact : Praxis Gaspard, Saargemünder Strasse 69 66119 Saarbrücken
E-mail : gakon_praxisgaspard@gmx.de