L'adieu Interdit
Il est possible de faire de notre rapport personnel à la mort une expérience de pensée, libérée de toute spéculation, croyance ou adhésion suggérée qui se vit comme une éthique, en lien profond avec la dimension humaine. Jusque dans la pratique, avec présence d’esprit et créativité, chacun peut établir son rapport à la mort, à la personne mourante. Cette question profondément humaine veut de nouveau trouver sa place dans notre culture occidentale.
nécessité d’une réflexion éthique
La crise sanitaire que nous vivons depuis quelques mois a brutalement remis en lumière la nécessité d’une réflexion éthique sur l’accompagnement en fin de vie et les rituels funéraires. En témoigne le dernier ouvrage de Marie de Hennezel, L’Adieu interdit. Psychologue clinicienne, elle administre depuis 2016 la Fondation Korian pour le bien-vieillir et participe à la réflexion sur les bonnes pratiques en fin de vie dans les EHPAD (recueil des souhaits des résidents, annonce des décès) et sur la nécessité de sortir du déni de la mort qui génère angoisse et solitude. Bibliographie : L’Art de mourir (1998), Le Souci de l’autre (2004), La Mort intime (2006), Croire aux forces de l’esprit (2016), L’Adieu interdit (2020), etc.
Forte de la conviction que « la vie est indivisible », Marie de Hennezel le sait : vivre dignement et mourir dignement sont une seule et même chose. Mais comment assurer cette dignité de fin de vie dans l’urgence des services de réanimation, quand le corps du défunt est placé sans toilette mortuaire préalable dans une housse étanche pour une mise en bière immédiate ? Comment la garantir quand les proches ne peuvent accompagner les derniers instants du mourant, se voient privés du rituel si fondamental de l’adieu au visage et n’ont d’autres perspectives que des funérailles « à la sauvette » ?
au printemps 2020
Les choses se passèrent ainsi dans les premiers temps de la crise sanitaire, au printemps 2020. Un avis du Haut Conseil de la santé publique permit ensuite d’assouplir quelque peu la violence de certaines pratiques à partir du 1er mai. Opposés à la rigidité des protocoles funéraires imposés aux proches, certains médecins, soignants et personnels des entreprises funéraires agirent souvent en « sentinelles d’humanité » et surent offrir aux familles, au prix d’une transgression consciente des règles, un temps de recueillement auprès de leur proche. Une telle situation en appelle à l’individualisme éthique et interroge chacun sur sa capacité à agir en toute liberté à partir de sa conscience. Ces questions d’éthique posées au niveau individuel et collectif sont bien révélatrices du lien de notre société à la mort – et donc à la vie. Le rite funéraire n’est-il pas un geste fondamental à la racine de notre humanité ?
La fonction du rite est d’apaiser, d’offrir une lumière, d’ouvrir le chemin du deuil, d’autoriser par le geste et la parole de surmonter le chaos. Marie de Hennezel cite certaines initiatives prises par les familles, les soignants ou les équipes des EHPAD pour imaginer un rituel adapté à la situation, pour le différer parfois dans l’attente de temps plus propices… Son message est clair : à nous de permettre, par nos actes, nos pensées et la force de notre amour qu’advienne un monde d’après où la mort, du fait même de cette crise sanitaire et des réflexions qu’elle impose, se dépouillera de l’isolement, de la peur, du déni, des décrets du politique ou des logiques économiques pour que nous puissions apprendre à la réapprivoiser dans sa dignité et lui donner, paradoxalement, une dimension plus humaine…
les années 90
Dans les années 1990, les nombreux décès liés au VIH avaient déjà suscité l’émergence d’initiatives novatrices autour du deuil. Comment accompagner ceux et celles qui franchissaient le seuil si vite, sans un adieu, dans un univers hospitalier qui n’autorisait guère la présence des proches lors de ces derniers instants ? Comment agir en faveur de ceux qui restent ? Naquirent ainsi des initiatives redonnant vie à la fonction symbolique des rituels, comme par exemple le Patchwork des noms créé en 1989, lui-même inspiré du Names Project fondé en 1987 aux États-Unis.
L’accompagnement de la fin de vie est un sujet de préoccupation commun à tous ceux qui ont à cœur de soigner la qualité de la relation à l’autre. Chacun est amené à trouver, selon les circonstances, comment traverser ensemble ce passage. L’attention à l’autre et la qualité du lien se tissent dans la réciprocité entre celui ou celle qui est sur le départ et ceux ou celles qui restent. On ne peut que se réjouir de constater que cette question du rapport à la mort et au mourant fasse désormais partie intégrante de notre culture occidentale. Le sujet n’est plus ni théorique, ni relégué à la seule sphère privée. Avec les nouveaux moyens qu’offre la civilisation moderne, ce sont des questions d’éthique qui se posent dans les contextes médicalisés ou dans les EHPAD.
éclairé par l’anthroposophie
Les recherches méthodiques exposées par Rudolf Steiner, notamment dans les ouvrages Science de l’occulte (chapitre « Le sommeil et la mort ») et Théosophie (chapitre « Réincarnation et destinée ») mettent en lumière la spécificité de la démarche anthroposophique. Ainsi, la recherche anthroposophique peut-elle soutenir ces questions en interrogeant les rapports complexes entre ce qui précède la naissance et ce qui perdure au-delà des limites de la vie terrestre. Les mystères de la naissance et de la mort peuvent alors se comprendre comme des clés qui donnent sens à nos biographies.
Les propos de Marie de Hennezel appellent à approfondir la réflexion éthique individuelle sur les choix à faire quand il s’agit de « vie ou de mort » : obéir à la loi, l’aménager, la transgresser ? Il s’agit bien de se relier à la justesse d’une loi éthique qui émerge du dialogue intérieur convoqué par Hannah Arendt, tel que Rudolf Steiner nous amène à l’exercer dans sa Philosophie de la liberté.
Jean Pierre Ablard, professeur en pédagogie Waldorf et traducteur.
Note de lecture du livre de Marie de Hennezel, L’Adieu interdit, Plon, 2020.