Improbable... vraiment ?
Alain Tessier
Sur les écrans de cinéma, il est des perles qui passent presque inaperçues face au tapage des grands blockbusters.
L’improbable voyage d’Harold Fry est un film anglais, sorti en mai 2023. C’est une adaptation par Hettie MacDonald du roman « La lettre qui allait changer le destin d’Harold Fry », écrit par Rachel Joyce. Souvent présenté comme un « feel good movie », le film comporte de multiples symboles et situations qui le donnent à voir comme un conte. Il est riche d’enseignements qui forment un ensemble cohérent, il est beau, il touche l’âme et la stimule avec délicatesse.
Comme tout conte, il y est question d’une aventure initiatique. On y retrouve les grandes étapes : une situation initiale, un événement perturbateur, des péripéties et une situation finale.
Afin de préserver le plaisir de la découverte, il est possible de mettre en évidence les éléments de cette traversée sans pour autant dévoiler l’argument moteur de l’intrigue.
Le scénario est simple : un vieil homme, superbement interprété par Jim Broadbent, reçoit une lettre qui, pour des raisons obscures, le pousse à traverser l’Angleterre à pied pour rejoindre un hospice où une certaine Queenie est en soins palliatifs.
La toute première image : un aspirateur en marche sur une moquette déjà propre. L’ordre, la propreté, le confort. La routine est troublée par l’arrivée de la lettre d’une certaine Queenie. Sous les yeux décontenancés de son épouse Maureen, Harold est troublé ; il veut répondre, mais n’arrive pas à trouver les mots justes. Malgré tout, il rédige quelques mots et sort poster sa réponse. Dans ce quartier trop paisible, le voisin, qui avoue ne plus recevoir de lettre depuis longtemps, le regarde partir. Quelque chose vient donc perturber cette vie immuable ?
Après plusieurs étapes hésitantes, Harold finit par entrer dans une station gardée par une jeune fille aux cheveux teints de bleu, genre punk. Il se confie à elle sur ce qui l’anime : comment aider Queenie ? Ce à quoi elle répond par une certitude née de sa propre expérience : il faut garder la foi. Mais comment faire quand on n’a pas de religion ? Comment croire quand il ne reste plus rien ?
En quelques instants, la décision se confirme dans le cœur d’Harold : Je vais marcher. Je vais sauver Queenie, car tant que je marcherai, elle doit vivre.
Il existe une sorte particulière de ces principes de moralité : celle où le commandement ne se manifeste pas pour nous par une autorité extérieure, mais par une autorité intérieure propre (autonomie morale). Nous percevons alors à l’intérieur de nous-même la voix à laquelle nous avons à nous soumettre. L’expression de cette voix est la conscience. (1)
Harold, qui ne marche jamais et n’a aux pieds que des mocassins fragiles, passe indifférent devant un mobil home tout bien équipé où une famille s’assure fébrilement qu’il ne manque vraiment plus rien.
A la maison, l’épouse s’inquiète et n’a plus le goût des mots croisés, d’autant qu’Harold a laissé là son téléphone portable. Quand il l’appelle enfin d’une cabine, la seule explication est : je DOIS le faire.
L’élément décisif d’un acte déterminé par l’intuition est dans le cas concret la découverte de l’intuition entièrement individuelle qui y correspond. (2)
Une volonté, encore obscure, prend corps en Harold. Elle le saisit jusque dans la parole qui le fait scander à chaque pas « you will not die » (tu ne vas pas mourir). Très vite, le mantram se décompose et se transforme : Die you will not, Not die you will, Will die you not, etc.
Le Mahatma Gandhi observa que « la force ne vient pas de la capacité physique. Elle vient d’une volonté indomptable. » Malgré tout, la volonté demande, comme la pensée, un entraînement. Commencer avec de petits exercices simples et les pratiquer régulièrement contribue à renforcer la volonté de façon significative. Lorsqu’on a pratiqué tous les jours, et que les événements demandent plus tard une ferme résolution, on peut être surpris de la profondeur des réserves qu’on a acquises dans ce domaine. (3)
A mesure que la décision le saisit, Harold doit se départir peu à peu de sa propre image. Lui, le vieillard toujours bien tenu, commence à se transformer. Les pieds sont blessés (je ne suis pas au point) et une fillette lui lance : tu pues ! Mais Harold n’entend pas, il est déjà ailleurs, déjà un autre, en route vers un autre soi. Il découvre que marcher n’a en fin de compte rien évident. Dans le même temps son épouse est toujours là, à veiller sur… elle ne sait plus trop quoi, face à l’irrationnalité d’un mari dont la seule justification est d’avoir fait une promesse.
A mesure que son pèlerinage progresse, Harold se façonne dans l’image de l’humain face à son autodétermination, livré à la solitude de son libre arbitre et s’affermissant dans la perception de ce qu’il voit juste en dépit des regards des autres. Néanmoins, des rencontres successives confortent son regard sur une humanité affranchie tant des lois morales que d’une quelconque culture de religion pour décider du bon et du bien. « Vous avez l’air d’un brave homme », lui dit-on. Dans cette humanité essentielle et pourtant marginalisée, il est perçu par d’autres laissés pour compte. A celle qui se confie en lui soignant les pieds et craint d’être prise pour une cinglée, il tend la main et répond simplement : pas du tout !
Mais une vie en commun des êtres humains est-elle possible si chacun n’aspire qu’à faire valoir son individualité ? Voilà caractérisée l’objection du moralisme mal compris. Celui-ci croit qu’une communauté d’hommes n’est possible que s’ils sont tous unis par un ordre moral fixé en commun. C’est que le moralisme ne comprend pas le caractère un du monde des idées. Il ne saisit pas que le monde des idées qui est agissant en moi n’est pas un autre que celui qui l’est dans mon prochain. (4)
Alors que des gens raisonnables lui affirment qu’un cancer ne réagit pas à la foi, mais aux traitements, il appelle l’hospice pour s’assurer que Queenie l’attend encore, et s’entend dire par l’infirmière qu’en celle-ci s’opère un changement incroyable, inespéré. Dans son aventure personnelle, Harold œuvre pour un monde dans lequel il y aurait moins de raison, mais plus de foi.
Ce faisant, il doit se défaire peu à peu des attaches dérisoires que lui impose son monde ancien. Il renvoie sous enveloppe les cartes bancaires, sa montre, et autres objets, justifiant pas ces quelques mots à Maureen : « Je n’ai plus besoin de tout ça ». Il comme des cadeaux, les moyens de subsistance se présentent à lui selon son besoin. Pour confirmer cela, le film ne fait pas l’économie de superbes images bucoliques.
Et il ne faudrait surtout pas croire ici que l’on avance beaucoup en émoussant par exemple ses sens à l’égard du monde. Il faut d’abord regarder les choses avec autant de vivacité, autant de précision que possible. C’est ensuite seulement qu’il faut s’adonner au sentiment qui éclot en l’âme, à la pensée qui monte des profondeurs. Ce qui importe est de diriger son attention sur les deux, dans un parfait équilibre intérieur. Si on trouve le calme nécessaire et qu’on s’adonne à ce sentiment qui éclot en l’âme, alors on fera, au bout du temps correspondant, l’expérience suivante : on verra surgir en son être intérieur de nouvelles sortes de pensées et de sentiments que l’on ne connaissait pas auparavant. (5)
Pourtant, au fil de ce retour à la nature et au dépouillement, progressivement les souvenirs remontent et laissent deviner, d’abord confusément mais de plus en plus nettement, l’argument du pèlerinage. Harold est un homme blessé, mais il l’ignorait. La prise de conscience se fait progressivement, mais dans la douleur.
Ce n’est qu’en accordant un peu d’influence à ces sentiments que nous pouvons apprendre à les surmonter, et ainsi considérer la situation sous un jour nouveau Tandis que les émotions commencent à apparaître, …, cherchez en vous-même un terrain plus élevé, un endroit où vous pouvez observer intérieurement à la fois vous-même et la situation… Retirez-vous du contre-courant des émotions destructrices et prenez votre place en tant que témoin. (6)
Evidemment, la cupidité du monde civilisé le rattrape, lui conférant une belle notoriété. Déclaré officiellement pèlerin, confirmé par de dérisoires t-shirts, Harold se rend compte à quel point les gens ont besoin de sa présence ? Mais il n’est plus relié au monde des apparences, et dans le tapage autour de lui il s’étonne : je ne dérange rien, je ne force aucune serrure…
Le chien errant qui devient son fidèle compagnon est certes un symbole facile. Il sera cependant le confident des moments de solitude et des aveux douloureux sur le mobile profond qui l’habite et se ronge. Cela fait, le chien aussi le quittera.
Car c’est seul, absolument seul, qu’Harold doit parvenir au terme de son improbable voyage et à la vision claire, mais inexorable, de la blessure qui le relie à Queenie comme à une dette. A ce point, les forces manquent, l’épuisement le privent de toute ressource. Sous le regard des autres, il n’est rien d’autre qu’une loque, un mendiant sale, indésirable. La tentation : il veut rentrer, il est perdu. Contre toute attente, c’est Maureen qui va le convaincre, consciente que s’il abandonne, il ne se le pardonnera jamais. On se rend compte alors comment le voyage de son mari l’a fait elle-même évoluer : malgré les apparences, Maureen n’est pas restée immobile !
Lorsqu’il se retrouve au chevet de Queenie, Harold est calme, serein, mais décontenancé : pas de discours, que des mots simples, juste une présence. Quiconque a pu vivre ce genre de moment a pu faire cette expérience : le plus sublime se trouve dans le plus humble.
Jusque dans cette réflexion, sur le bac face à la mer où Maureen l’a rejoint et lui demande d’où viennent les vagues de si loin ?
« Je ne sais pas… »
Là où les mots sont dérisoires.
« Rentrons à la maison… »
Image en tête : Jim Broadbent dans le film L'Improbable voyage d'Harold Fry, Droits : Wild Bunch Distribution
Notes
Rudolf Steiner, La philosophie de la liberté, éditions Novalis, page 155
Ibid., page 159
Arthur Zajonc, La méditation, une recherche contemplative. Triades, page 96
Rudolf Steiner, La philosophie de la liberté, éditions Novalis, page 163
Rudolf Steiner, Comment parvient-on à des connaissances des modes supérieurs ? , éditions Novalis, page 51
Arthur Zajonc, La méditation, une recherche contemplative. Triades, page 39