L’Ésotérisme : un danger ?

Le mot ésotérisme est souvent utilisé de manière péjorative pour dénoncer en bloc certaines spiritualités, dont l’anthroposophie. Cependant, il est difficile de savoir ce que ce mot recouvre réellement, car sa définition reste en général très floue. Qu’est-ce que l’ésotérisme et est-ce dangereux ? La question intéresse aussi les universitaires. Jens Heisterkamp fait le point dans un article que nous avons traduit de l’allemand pour les lecteurs français.


Jusqu'à présent dans les médias, l'ésotérisme était surtout un terme générique flou auquel beaucoup n'associaient que des bâtons d'encens et des bols chantants. Sa pratique n’intéressait que la sphère privée. Depuis peu, l'intérêt pour la spiritualité et le monde de l’esprit est soupçonné d'être nuisible à la société. Que se cache-t-il derrière ce nouveau récit ?

Début septembre 2022, le Centre fédéral pour l'éducation politique allemand a organisé à Fulda une conférence sur le thème « Ésotérisme et démocratie – une relation tendue ». Pourquoi un tel thème pour un organisme public de formation ? On peut l’expliquer par le lien souvent supposé – ces derniers temps – entre l'ésotérisme, l'hostilité à la science et la radicalisation politique. Cela renvoie principalement aux manifestations contre les mesures de restriction sanitaires liées au Covid 19. Des personnes aux motivations très diverses sont descendues dans la rue pour protester, un groupe hétéroclite allant des Verts libéraux à la droite, y compris également des personnes intéressées par l'ésotérisme. C'est particulièrement à ces dernières que s’adresse ce soupçon généralisé : quiconque croit aux choses « surnaturelles » quitte le « consensus de la science » et tire des conséquences qui mettent en danger la cohésion sociale – du scepticisme à l'égard des vaccins jusqu’à la question du système en place. De nombreux articles, contributions en ligne et reportages radio suivent actuellement l'équation : ésotérisme = irrationnel = radical. Ceux qui croient à la réincarnation et au karma voudront aussi un jour renverser notre société. Rudolf Steiner et l'anthroposophie sont ainsi classés dans ce récit.

Hanegraaff, Western Esotericism : A Guide for the Perplexed. Bloomsbury Academic.

Le livre de Wouter Hanegraaff, spécialiste universitaire de l’ésotérisme: « L'ésotérisme occidental : un guide pour les perplexes. » paru en anglais en 2013 aux éditions Bloomsbury Academic

La plupart de ceux qui pensent ainsi ne connaissent en réalité presque rien à l'ésotérisme. Ce fut donc une bonne idée que les organisateurs du Centre fédéral confient la conférence d'introduction à l'un des rares scientifiques spécialistes du sujet : l'expert en ésotérisme Wouter Hanegraaff de l'université d'Amsterdam. « Écouter d'abord, juger ensuite », tel était le conseil préliminaire du professeur, qui a créé, en 2005, la « Société européenne de recherche sur l'ésotérisme occidental ». « Ésotérisme » est selon lui un « mot valise » dans lequel on rassemble toutes sortes de choses. Son livre principal de 2013, intitulé « Western Esotericism » [1], décrit les principaux courants ésotériques en Occident : la gnose et le néoplatonisme, la kabbale, le rosicrucianisme, le christianisme ésotérique ou la franc-maçonnerie. Ces courants ésotériques, et bien d’autres encore, ont été évincés de notre culture occidentale – pas seulement de la perception populaire, mais également et surtout de la recherche universitaire. Hanegraaff en donne une explication surprenante dans son exposé : il appelle l'ésotérisme un « savoir rejeté » qui était purement et simplement indésirable dans le courant occidental dominant, car il représentait une concurrence à la vision du monde dominante, du point de vue confessionnel, mais aussi scientifique. Il ajoute une perspective très intéressante : la supériorité supposée de la « civilisation occidentale », qui a finalement conduit à l'impérialisme et au colonialisme, reposait sur l'imposition de la vision rationaliste et scientifique du monde et le rejet de toutes les autres formes de savoir. Celles-ci ont été, selon l’exposé de Hanegraaff, « affublées de labels péjoratifs tels que 'ésotérisme', 'superstition', 'irrationalité' ou 'l'occulte'. » Aujourd'hui, l'ésotérisme occidental devrait enfin être « étudié sérieusement et sans préjugé, comme toute autre manifestation de la culture occidentale, et être rétabli à sa place légitime. »

Bien entendu, Hanegraaff aussi sait qu'il y a toujours eu des liens entre l'ésotérisme et l'extrémisme de droite, il connaît la proximité de certaines personnes attachées à l'ésotérisme avec les idéologies conspirationnistes et les figures de proues néo-autoritaires. Mais il dit aussi : « Dans une démocratie libérale, une société ouverte qui revendique la liberté confessionnelle, il n'y a aucune raison particulière de considérer la présence de mouvements ou d'idées 'ésotériques' comme problématique. » 

Des liens qui n'en sont pas

Le livre de Pia Lamberty, Katharina Nocun, « Croyance dangereuse - La radicalité de l’univers de l’ésotérisme. » paru en allemand aux éditions Quadriga en 2022

Lorsque Wouter Hanegraaff a été annoncé au congrès de Fulda, les organisateurs ont déclaré en guise d'introduction : « Celui qui s’intéresse à l’ésotérisme ne peut pas passer à côté de lui ». Pourtant, son travail n'est pas dans la ligne de mire des lanceurs d'alertes actuels en matière d'ésotérisme. Le livre du duo d'auteures Pia Lamberty et Katharina Nocun s'intitule, par exemple, sans détour : « Croyance dangereuse - La radicalité de l’univers de l’ésotérisme. » [2] Il traite des variantes popularisées de la spiritualité que le duo a découverte dans des salons de l’ésotérisme et sur Internet. Evidemment, il est important de rejeter certains liens avérés avec l’idéologie de droite. Pourtant, le livre met tout dans le même sac, de la vision holistique du monde à la pensée karmique, de la secte Moon à Lanz von Liebenfels. Dans leur index de références, les auteures citent également Rudolf Steiner et l'anthroposophie, classés dans la rubrique « visions du monde hostiles à l'homme. » [3] Les préparations biodynamiques sont critiquées comme étant « non scientifiques » et une fois de plus, il est question du prétendu racisme de Steiner, ignorant sciemment que les anthroposophes se sont depuis longtemps déjà penchés de manière critique sur les déclarations douteuses de Steiner et que les catégories raciales n'ont jamais joué un rôle dans ce mouvement.

Dans un reportage diffusé le 27 octobre 2022, l'émission Kulturzeit sur la chaîne allemande 3Sat reprend le livre des auteures Lamberty et Nocun. En guise d'introduction, on voit des scènes de la prise du Capitole à Washington le 6 janvier 2021, à laquelle a aussi participé un « chaman » qui apparaît en premier plan – une preuve d'un « ésotérisme dangereux » ? Immédiatement après, gros plan sur une photo de Rudolf Steiner, le « médium autoproclamé ». Une séquence digne d'un manuel de manipulation médiatique : comment construire des liens là où il n'y en a pas ? Pour compléter le tout, le délégué pour les questions de visions du monde de l’église luthérienne de Bavière, Matthias Pöhlmann, prévient aussi que la revendication de connaissances supérieures chez Steiner relativise le travail scientifique traditionnel orienté vers le discours. Cela est bien sûr « dangereux ». « Des vérités ressenties au lieu d'une science fondée sur des preuves", murmure la voix off de la commentatrice. (On aimerait bien savoir comment cet homme justifie sa propre croyance dans la mort et la résurrection face à la « science fondée sur des preuves »). Juste après, il y a encore une interview de dix minutes de l'auteur Katharina Nocun et la série de citations se termine. Opposition : aucune. Par ailleurs, le livre « Un ésotérisme dangereux » fait l'objet de dizaines d'autres articles de presse, tous similaires.

Un ésotérisme ouvert

Cependant, l'anthroposophie représente un ésotérisme qui nourrit des besoins spirituels, tout en étant tout sauf irrationnel et « de droite », mais éclairé et universaliste. Dans son exposé, Hanegraaff a souligné qu'il n'était pas fortuit que le mouvement ésotérique le plus influent de la fin du XIXe siècle, la théosophie - dont l'anthroposophie est issue par la suite -, ait « fait la promotion d'un programme global de réformes sociales qui devait jeter les bases d'une fraternité universelle de l'humanité, sans distinction de race, d'origine, de sexe, de condition ou de couleur ». Rudolf Steiner s'est également rattaché à cet état d'esprit avec son anthroposophie. Avec la Société anthroposophique, il a fondé un projet public auquel, selon les statuts, toute personne peut participer sans qu’il soit tenu compte de son origine nationale ou ethnique, de son sexe ou de ses convictions religieuses. Il s'agissait pour lui de mettre à la disposition du public des connaissances qui étaient autrefois considérées comme cachées. « En chaque homme sommeillent des facultés qui lui permettent d'acquérir des connaissances sur les mondes supérieurs » – c'est par cette affirmation que commence l'ouvrage fondateur de Steiner « Comment acquérir des connaissances sur les mondes supérieurs », et le mot « chaque » est marqué en italique. Il ne s'agissait donc pas pour lui d'un cercle élitaire réservé à quelques élus, ni d'une sorte de société secrète. La pédagogie Waldorf, la biodynamie et la médecine anthroposophique montrent comment une connaissance avec un arrière-plan ésotérique agit publiquement de façon libératrice et bienfaisante. 

Les anthroposophes sont peut-être parfois effectivement radicaux dans le sens où ils recherchent en profondeur des réponses aux questions de sens. Les qualifier pour cela de « dangereux » serait absurde. Il était d’ailleurs plutôt réconfortant d’entendre dernièrement le critique souvent virulent de l'anthroposophie, Ansgar Martins, déclarer à la fin d'une émission de la chaîne de télévision suisse SRF intitulée « Sternstunde Philosophie » : « Avec le temps, j'ai appris à apprécier de plus en plus ces personnes très dynamiques, et ce n'est vraiment pas comme si l'anthroposophie et les anthroposophes étaient un « danger » ou qu'ils infiltraient d'une manière ou d'une autre la société, je pense qu'ils deviennent alors l'objet de théories du complot... ».


Notes

1. Hanegraaff, W. J. (2013). Western Esotericism : A Guide for the Perplexed. Bloomsbury Academic.

2. Pia Lamberty, Katharina Nocun, Gefährlicher Glaube. Die radikale Gedankenwelt der Esoterik, Quadriga Verlag, 2022

3. op. cit., p. 217

Article est premièrement apparu en langue allemande sous titre “Gefährliche” Esoterik? dans Info3. Traduit par Paolina Reubke.


 

Jens Heisterkamp

Jens Heisterkamp, né en 1958 à Duisburg, a grandi dans la région de la Ruhr. Il a étudié l'histoire, la littérature et la philosophie à l'université de la Ruhr à Bochum et a obtenu son doctorat en 1988. Après avoir rencontré l'anthroposophie, il s'est familiarisé avec la pédagogie curative pendant son service civil et a travaillé comme enseignant dans la formation pour adultes, brièvement aussi comme enseignant Waldorf, puis comme éditeur et auteur. Depuis 1995, il est rédacteur responsable de la revue info3 ainsi qu'éditeur et associé de la maison d'édition Info3 à Francfort-sur-le-Main. Ses thèmes de prédilection sont les dialogues interreligieux, la philosophie et la spiritualité, la société, l'éthique.

 
Précédent
Précédent

OMS et référentiels

Suivant
Suivant

La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit