Philosophie de la nature
Se situant précisément au point de jonction entre la philosophie et la science, l’anthroposophie s’inscrit clairement dans le grand courant de la philosophie de la nature. Ce dernier remonte à l’antiquité, réapparaît à la Renaissance, et trouve une forme particulière dans cette philosophie allemande que l’on appelle la Naturphilosophie, dont Goethe, Schelling, Novalis, mais aussi Hegel ou von Baader furent des représentants éminents.
Goethe fut le pionnier d’une pensée à la fois scientifique et artistique cherchant à saisir le vivant et l’esprit dans la nature et dans l’être humain. Goethe est à juste titre classé parmi les philosophes de la nature, dans le cadre de cette Naturphilosophie allemande. C’est la science elle-même qu’il souhaitait rénover à travers, par exemple, son étude de la métamorphose des plantes ou sa théorie des couleurs, à la recherche des phénomènes primordiaux (Urphenomäne) et de la plante originelle (Urpflanze). Dans son Faust, il présente de manière éclatante les résultats de sa recherche sur la nature humaine, qui n’expriment pas seulement son lien avec la tradition néoplatonicienne de la théosophie chrétienne, mais aussi sa maîtrise du langage de l’imagination et sa flamme pour une philosophie de la liberté moderne.
Les philosophes et penseurs de la Naturphilosophie allemande refusaient tous la séparation entre entre philosophie et science. La naissance du positivisme opérait une scission entre la recherche scientifique et la pensée philosophique. La phénoménologie de l’esprit hégélienne ou la doctrine de la science de Fichte furent entièrement consacrées à formuler une théorie de la connaissance où la philosophie préserve son caractère de science. Dans cette même recherche, Schelling travailla à cette Naturphilosophie et formula pour la première fois la nécessité philosophique et scientifique d’une anthroposophie. Von Baader développa une Naturphilosophie plus imprégnée de théosophie chrétienne, tandis que Novalis tenta de réaliser, avec son projet d’encyclopédie romantique, une Naturphilosophie qu’il nomma « idéalisme magique », où la vie intérieure et la nature apparaissent comme les deux faces du même langage de l’esprit.
Rudolf Steiner a toujours affirmé que son anthroposophie était la poursuite de cette démarche des penseurs de la Naturphilosophie. Les recherches universitaires réalisées actuellement sur l’œuvre de Rudolf Steiner le confirment, en particulier les travaux de Hartmut Traub ou les éditions critiques universitaires réalisées par le chercheur allemand Christian Clement. Ces derniers ont par ailleurs créé en 2020 la première revue universitaire consacrée à l’œuvre de Rudolf Steiner : les Steiner Studies.
Il est aujourd’hui connu que l’approche de la Naturphilosophie allemande était elle-même imprégnée par la tradition de la théosophie chrétienne (Jacob Boehme, Agrippa de Nettesheim, Paracelse). Hegel voyait même en Boehme le premier philosophe allemand, le « philosophicus teutonicus », et l’œuvre de Goethe porte de nombreuses traces de la pensée de Paracelse ou de Nettesheim. L’approche phénoménologique de cette Naturphilosophie, en particulier développée par Goethe, permet de redécouvrir et de comprendre à nouveau ces anciens auteurs qui, sinon, paraissent incompréhensibles et fantasques. Le système antique des quatre éléments : « terre », « eau », « air », « feu » ou les trois principes « souffre », « mercure » et « sel », tels que les décrivait Paracelse par exemple peuvent être redécouverts aujourd’hui par cette phénoménologique débouchant sur une pensée imagée. A la base de ces philosophie de la nature et de l’esprit se trouve la grande idée de la correspondance microcosme-macrocosme, c’est-à-dire le lien entre l’être humain (microcosme) et l’univers (macrocosme).
À notre époque où le lien entre l’être humain et son environnement semble avoir été perdu, cette approche offre une méthode pour une nouvelle compréhension, plus intime, de la nature. Elle offre la base d’une véritable pensée écologique qui engage non seulement la rationalité, mais aussi les forces du cœur et de la sensibilité face au vivant.
Bibliographie
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