Société anthroposophique en France

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Laïcité, religions, caricatures

Article paru en allemand dans la revue Das Goetheanum n° 46 du 13 novembre 2020
Auteur : Alain Tessier, enseignant en pédagogie Waldorf et dans l’Éducation nationale

Le 16 octobre, un professeur de l’Éducation nationale a été égorgé en région parisienne par un islamiste fondamentaliste. Il avait suscité une forte polémique après avoir proposé à ses élèves de collège un travail sur la tolérance, illustré de caricatures du prophète Mahomet parues dans le journal Charlie Hebdo.
Ce crime d’une horreur insoutenable a ravivé les débats sur la laïcité à la française.

Du point de vue spirituel, l’archétype de ce débat se retrouve dans la parabole de « L’impôt dû à César (1) » qui se traduit dans nos sociétés par le rapport entre les pouvoirs spirituel et temporel.

La religion, une opinion ?
Nos structures institutionnelles contemporaines ont été déterminées par des champs conceptuels complexes. En France, elles sont l’héritage d’une longue histoire qui remonte aux Guerres de Religions du 16e siècle, conclues par Henri IV avec l’Édit de Nantes garantissant la liberté de culte, visant principalement catholiques et protestants. A l’époque des Lumières puis de la révolution scientifique, la question de la laïcité exprime une opposition violente entre l’Église et l’État. Il n’est pas question alors de pluralisme religieux, mais de l’émancipation de l’État vis-à-vis de la religion. On parvient à la « loi 1905 » qui invente la laïcité à la française, proclame la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes et pose le principe de séparation des Églises et de l’État. La République laïque assure la liberté de conscience et affirme qu’aucune religion ne peut imposer ses prescriptions à la République, aucun principe religieux ne peut conduire à ne pas respecter la loi.

Dans le contexte actuel, les polémiques reconsidèrent le rapport à la laïcité. L’Islam interpelle particulièrement. Son intégration dans une culture issue de traditions judéo-chrétiennes, l’ostentation de signes religieux (le voile) dans les espaces publics et les liens avec les enjeux géopolitiques viennent ébranler les fondements acquis.

La notion de laïcité ouverte est interrogée à la lumière de l’histoire. La critique, la satire, la moquerie, le blasphème ont été les moyens utilisés pour libérer la France de l’emprise religieuse… L’islam peut être critiqué et moqué, comme toutes les autres religions, comme toutes les croyances, comme toutes les opinions, car en démocratie, une religion est une opinion, elle n’est pas sacrée (2).

Des limites ?
Les caricatures des religions sont généralement présentées comme attestant de la liberté de penser et liberté d’expression, droits fondamentaux et certes indiscutables. Pourtant, l’incapacité à se projeter dans le regard de l’autre polarise les postures unilatérales et mène à la provocation. Dans ces partis-pris, les journaux satiriques ont-ils jamais produit des caricatures de laïcistes radicaux ? Mais la liberté d’expression n’est pas sans limites. Nous nous devons d’agir avec respect pour les autres et de chercher à ne pas blesser de façon arbitraire ou inutile ceux avec qui nous sommes en train de partager une société et une planète… Nous nous devons d’être conscients de l’impact de nos mots, de nos gestes sur d’autres (3).

Pour l’Éducation nationale, dans l’enceinte des établissements, les élèves ne doivent être soumis à aucun prosélytisme, aucun établissement sous contrat ne peut déroger à ses obligations liées au respect des programmes ni ne peut pratiquer aucune discrimination, fondée ou non sur la religion. Les écoles hors contrat ne sont pas obligées de suivre les mêmes programmes et les horaires, ne reçoivent aucune aide financière publique, mais doivent assurer le socle commun des connaissances.

Une éducation esthétique
Le seul culte dans l’École de la République, c’est le culte du savoir (4). Les valeurs de la laïcité voulues par la République sont des valeurs universelles. Les opposer aux valeurs religieuses mène à une impasse. La spiritualité des valeurs ne tient pas seulement à l’éthique qu’elles proclament, mais à la manière dont elles veulent prendre corps, elles sont indissociables d’une esthétique. Or, la civilisation actuelle est manifestement plus encline à cultiver le sordide que le noble. Si on prend au sérieux l’impact de la qualité des nourritures sensorielles au même titre que l’alimentation, la désinvolture n’est pas de mise. Certes, avec « l’enseignement du fait religieux », les apports des diverses religions sont illustrés par l’histoire, les lettres, les arts picturaux, la musique ou la philosophie. Pourtant, ce n’est pas en proclamant les valeurs de la tolérance et de l’empathie qu’on élève les forces morales des enfants. La pédagogie Waldorf souligne l’importance d’une immersion, année après année, dans la vie spirituelle qui traverse les mythologies et les religions les plus variées.
L’ouverture d’esprit, la tolérance, le respect, et en fin de compte la capacité personnelle à trouver le sens, ne peuvent se satisfaire de préceptes moralisants. La diversité, tant qu’elle reste un concept abstrait, ne sera jamais que théorique. Favoriser les débats ouverts entre élèves est indispensable. Encore faut-il qu’ils aient pu être nourris dans leur propre expérience, aux fins fonds de leur ressenti personnel, par de véritables perceptions de ce qu’est le bien, le bon, le vrai, le juste, le beau, ainsi que le développe également le philosophe de culture musulmane Abdennour Bidar (5).

 

1-Évangile de Matthieu, 22,21
2-Pierre Jourde, écrivain, blog publié le 20 octobre sur le site du Nouvel Observateur
3-Justin Trudeau, conférence de presse, 31 octobre
4-Robert Badinter, « Hommage à Samuel Paty », 29 octobre
5-Controverses de Descartes, « L’école, fille de la science et de la spiritualité »