Société anthroposophique en France

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L'être et la danse... avec Maroussia Vossen

Dans son ouvrage Chris Marker, (le livre impossible), Maroussia Vossen se présente ainsi : « danse, chorégraphie, enseigne, aime les chats ». Elle a découvert sa proximité avec la spiritualité anthroposophique grâce à la relation étroite qu’elle a entretenue pendant des années avec Hélène Vanel, célèbre chorégraphe, peintre, conférencière contemporaine, elle-même anthroposophe. Maroussia anime des ateliers de danse parmi les activités du siège parisien de la Société anthroposophique. Elle apportera sa contribution au Colloque Humanité Dignité Responsabilité le 12 juin 2021.

Alain Tessier : Chère Maroussia, vous avez annoncé votre présence active en tant que danseuse au colloque sur la Dignité en déclarant :
La danse est avec la musique l’expression première de notre humanité ; partager une improvisation pour cette journée est pour moi une « évidanse » !

Maroussia Vossen : Il est clair que pour moi, la danse est une expression par excellence de la dignité humaine. L’humain danse, il danse depuis toujours. La danse ne peut être vécue qu’avec avec une présence intérieure, elle demande qu’on l’habite. La dignité comme la danse manifeste l’élégance dans la simplicité. La dignité s’exprime par la verticalité ; cela s’acquière par un travail du corps et de l’esprit. En ce qui me concerne, cette simplicité résulte d’une pratique quotidienne et d’une disponibilité intérieure.

AT : Cela voudrait-il dire que cette verticalité, pour être éprouvée en soi, se trouve dans les limites de notre corporéité ?

MV : Pas vraiment, non.  La danse, la mise en lien de cette verticalité et son ressenti, est un travail de l’être dans son ensemble. La danse se déploie dans le monde de l’espace et du temps. De ce fait, non seulement elle est visible dans le monde, mais chaque mouvement manifeste une position précise et bien particulière, liée à l’entourage, aux éléments, aux autres, dans l’instant présent. Par le corps, quand le mouvement la traverse, l’individualité humaine s’inscrit dans un courant, une éternité. J’ai pu toucher cette réalité dans mon travail avec Hélène Vanel. Permettre qu’à un moment donné cette dimension intemporelle de la danse puisse se manifester, c’est un enjeu exactement de même nature que l’expression de la dignité.

AT : A vous écouter, on comprend que l’art n’est pas seulement destiné à être spectacle, mais qu’il s’inscrit au cœur de la condition humaine.

MV : Tout à fait. La dignité peut s’exprimer, quoi qu’il arrive. Elle devrait le pouvoir, en tout cas.
Je peux relater une expérience qui m’a montré cela de manière très puissante. Dans les années 80, alors que je fréquentais les milieux parisiens du jazz, j’ai connu Nina Simone. C’était une personnalité forte, complexe, difficile à vivre, mais extraordinaire ; elle avait traversé des épreuves terribles. Elle voulait que nous travaillions ensemble, dès notre première rencontre : « Tu as de la musique ? Alors, est-ce que tu peux danser, là, tout de suite ? ». Alors je pousse alors la table, et me mets à danser sur une musique de Miles Davis. Elle me dit alors, sans appel : « Tu vas venir danser dans mon show, au Palais des Glaces. » Le lendemain, j’ai dû passer la journée à obtempérer devant ses ordres !... Dans son appartement, rue de l’Hirondelle, elle écrivait en grand des mots sur les murs. Elle est venue assister à un de mes cours dans une tenue extravagante, a pris plein de notes, etc., c’était infernal ! Et pourtant, au milieu de tout cela, je suis allée la voir en répétition, à 10 heures du matin, dans la boîte de jazz Les 3 maillets, à Saint-Michel. Elle a interprété « Ne me quitte pas » d’une façon merveilleuse, et là elle était incroyable de dignité. Tout était présent, en termes de dignité et d’humanité, dans ce moment particulier. C’était intemporel, sans aucun rapport avec sa vie ordinaire.

Nina Simone interprétant “Ne me quitte pas”.

AT : N’est-ce pas devant cette dimension de fragilité qu’on peut bien concevoir que dignité ne va pas sans humanité et responsabilité ?

MV : La dignité ne peut pas être considérée comme un acquis, une valeur stable, qui se suffirait à elle-même sans faire appel à humanité et responsabilité. Ces grands artistes comme Nina sont assez représentatifs de cet équilibre instable. Chez elle par exemple, quand drogue et alcool s’en mêlaient, tout s’effondrait. Pourtant, dans ses moments de dignité, la flamme était présente. Même invisible, cette flamme est là en permanence. La dignité, est quelque chose de fragile. Cette notion peut être parfois mal comprise, comme quelque chose de rigide, qui se réfère à un code moral établi ou à une image extérieure. La dignité, c’est en même temps grand, fort, et humble aussi. Ça reste toujours simple.

 AT : Pouvez-vous nous parler encore de la manière dont vous vivez la dignité dans le domaine de la danse ?

MV : La dignité est une notion difficile à expliquer, parce que c’est quelque chose qui se voit et qui se sent. Plus que d’être pensé, cela se ressent. C’est une élégance de l’être, de l’âme, qui se voit sur le physique. Rien à voir avec la beauté plastique. La dignité se manifeste par une tenue, une grâce, une générosité même. Ma relation d’amitié profonde pendant des années avec Hélène Vanel m’a énormément enseignée là-dessus. Je peux dire avec assurance que chez elle, une dignité était vraiment présente. Hélène Vanel était une immense artiste, mais n’était pas une star. Elle était dure aussi. Elle était capable de dire, froidement et sans méchanceté, me voyant danser avec une autre danseuse pour la première fois : « Je veux celle-là, et pas l’autre », en me pointant du doigt, ou bien : « Pourquoi as-tu un bouton, là, sur le visage ? Ça ne sert à rien ! ». Sans toutefois jamais se départir d’une grande dignité, elle savait se montrer d’une disponibilité absolue et inconditionnelle. Cela passait par le corps quand elle dansait, par le pinceau quand elle peignait, aussi quand elle écrivait spontanément de manière un peu anarchique mais toujours avec une grande exigence. C’est un trait qui ressort de toute son œuvre artistique : activité, mouvement perpétuel. Elle est d’ailleurs morte en mouvement, dans les escaliers, après dîner. Pour résumer, on peut dire que chez Hélène, la dignité s’exprimait dans la manière dont elle se mettait au service de l’image qu’elle voulait montrer d’elle-même : simple et juste.

AT : Peut-on affirmer que la dignité est quelque chose de naturel ?

MV : Quand on voit bouger un animal, on peut être touché par la beauté de son mouvement, son élégance. Chez tout humain, on peut retrouver une élégance naturelle. Pourtant, cette grâce peut être inexistante chez un danseur quand la performance technique prend le dessus. Mais ce n’est pas encore cela, la dignité. Les gens dignes sont toujours dignes, même quand ils ne vont pas bien. C’est comme une flamme intérieure. Même dans les moments les plus difficiles, quand j’entre dans ce mouvement de vie qu’est la danse, la flamme se ravive. Ma danse est à la fois là et au-delà. La dignité est vraiment quelque chose de plus grand que nous, elle nous dépasse, et ce faisant nous rend plus grands. Nous sommes en réalité beaucoup plus grands qu’il n’y paraît. C’est par l’émotion que l’on peut s’en approcher et que le lien s’établit. En tout être humain, quelque chose repose de plus grand que lui.

AT : La dignité serait alors un « quelque chose » d’actif, à la fois à l’intérieur des êtres et visible extérieurement ?

MV : Lors d’un voyage au Guatemala, j’ai pu observer des femmes qui marchaient dans la montagne, certaines avec des jarres sur la tête. Elles avaient un port de tête naturel, cela leur conférait une forme d’élégance et de dignité. La nature aussi respire une dignité, à travers les plantes, les animaux. La vraie dignité est visible et agissante sans parole. Elle n’a pas besoin de s’afficher, elle fait simplement du bien. La grandeur de chacun se manifeste dans la plus grande simplicité, sans sophistication. C’est une ligne de conduite dans mes cours de danse : rester simple, ne pas aller chercher ailleurs qu’à partir de soi-même. C’est une manière de se réhabiliter envers les épreuves que la vie nous impose. Cela va forcément de pair avec la confiance. La confiance en soi, et la confiance que je porte envers la capacité de chaque élève. Chaque cours est une occasion de redonner la confiance, retrouver la joie. Je constate et les élèves me disent qu’ils vont mieux quand ils sortent de l’atelier. Cela rejoint la dimension d’humanité. Un élément vital à cultiver.

 AT : Là où on se bornerait à considérer la danse comme une expression corporelle, vous l’abordez comme un cheminement, d’une manière pédagogique.

MV : Que chacun puisse entrer dans le mouvement sans faux-semblant, et trouve à se relier avec sa propre source pour créer son mouvement simplement dans l’instant en écho à une musique, un silence, un texte, un rythme, une ambiance ou une pensée. Il ne s’agit pas de faire semblant en prenant une position artificielle, cela vient de l’intérieur, du rapport qu’on a avec la terre et le ciel. C’est une manière de s’élever. On entre ainsi dans la grâce. C’est intéressant de repenser que la grâce, ce n’est pas seulement le « geste qui fait joli » ! Grâce signifie également : gratuité. On offre quelque chose, à titre grâcieux. C’est une question de don total de soi qui ne peut se faire que dans la confiance. Pour cela, on peut éprouver un profond sentiment de responsabilité pour offrir aux élèves un moyen de s’en approcher.
Un obstacle majeur, et qui touche à la question de dignité-responsabilité, est la question du regard de l’autre. Pour beaucoup, c’est vécu comme une sorte de dépendance. Le regard de l’autre, oui, il est important, selon l’état d’esprit du regardeur. La danse n’est pas univoque : quand on danse, on donne à voir, on cherche à rendre visible. On entre toujours en relation, on fait avec les autres. C’est un moyen de transmission.

Quand je dois danser en public, naturellement je me prépare. Pourtant, au moment où je danse, le regard des autres n’a plus aucune importance. Ce qui se passe alors est « plus haut » que ça, le reste ne joue plus aucun rôle !

AT : C’est ainsi que vous envisagez votre prestation lors du colloque humanité-dignité-responsabilité ?

MV : Naturellement j’y pense : comment sera l’espace dans la salle, je réfléchis au choix de mes vêtements, je vis avec les pensées qui pourront être travaillées à ce moment-là. Tout est nourriture pour ce qu’on va faire. Mais ce n’est que la phase préparatoire. Ma danse s’exercera vraiment dans l’ambiance d’ouverture et de partage du moment présent. Ce n’est jamais gagné d’avance. C’est à chaque fois nouveau et différent. J’aime cette incertitude, ce risque de l’improvisation. L’improvisation est une pratique qui m’est très essentielle. A chaque occasion particulière se met en œuvre une alchimie, j’accueille ce que j’entends, ce que je sens, ce que vois, et je danse…


Ateliers “DANSE CONTEMPORAINE - DU PAS À LA DANSE, ET IMPROVISATION” tous les mercredis de 18h30 à 20h00 et vendredis de 10h15 à 12h15.